ENQUÊTE
Pendant un mois, nous avons enquêté sur l’efficacité du programme Action cœur de ville, mis en place par l’État en 2018 pour revitaliser les centres des villes moyennes. Nous démontrons que les surfaces commerciales en périphérie ont continué à s’étendre dans 81% des communes bénéficiaires du dispositif parmi les plus touchées par la dévitalisation de leur centre-ville. Une contradiction dont les responsabilités incombent tour à tour aux élus locaux, à l’administration d’État et aux préfets.
Par onze étudiants-journalistes confinés du CUEJ de Strasbourg
Publié le vendredi 29 mai 2020
Grilles baissées, vitrines poussiéreuses, pavés désireux de se faire piétiner à nouveau… D’Aurillac à Calais en passant par Thionville et Cholet, les centres des villes moyennes françaises se sont inexorablement vidés de leurs habitants, passants et commerçants en l’espace de deux décennies.
En décembre 2017, pour juguler l’hémorragie, le gouvernement annonce son nouveau programme, Action cœur de ville. Cinq milliards d’euros alloués sur cinq ans à 222 communes pour mettre sous perfusion leur cœur commerçant proche de l’infarctus. Avec ses cinq axes d’action — l’habitat, la mobilité, le patrimoine, l’offre de services publics et le développement économique — les municipalités ont de quoi saliver. Depuis, 1,2 milliard d’euros ont été injectés pour mener à bien une première salve de projets.
Suffisant pour effacer les stigmates d’un développement commercial périphérique effréné vieux de vingt ans ? Notre enquête montre que, depuis la mise en place d’Action cœur de ville, des surfaces commerciales en périphérie ont continué à s’étendre dans 81% des communes bénéficiaires du programme parmi les plus touchées par la dévitalisation de leur centre-ville.
Pour réaliser cette carte de France, nous nous sommes intéressés aux 80 communes du programme Action cœur de ville où plus de 10% des locaux commerciaux du centre-ville étaient vides en 2016, d’après le rapport sur la revitalisation des centres-villes de l’Inspection générale des finances (IGF) et du Conseil général de l’environnement et du développement durable (CGEDD). Un rapport dont les conclusions ont été présentées au gouvernement Valls en octobre 2016 et qui a en partie guidé la politique de préservation des centres-villes menée par les gouvernements d’Édouard Philippe depuis. Nous avons compilé l’ensemble des Autorisations d’exploitation commerciale (AEC) délivrées par les Commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) en 2018 et 2019, et relevé chaque création ou extension de magasin autorisée dans un périmètre de 15 minutes en voiture autour de ces 80 villes. Les surfaces commerciales s’étendent dans 65 d’entre-elles.
On ne peut pas à la fois soutenir financièrement le petit commerce, l’artisanat et en même temps laisser se développer des grandes surfaces en périphérie.Jacqueline GouraultMinistre de la Cohésion des territoires
Le rapport préalable au programme Action cœur de ville de l’IGF et du CGEDD pointe que l’équilibre entre périphérie et hypercentre est l’une des conditions sans lesquelles “il ne peut y avoir de vitalité commerciale en centre-ville”. La ministre de la Cohésion des territoires, Jacqueline Gourault, soutenait elle-même en novembre 2019 que “l’on ne peut pas à la fois soutenir financièrement le petit commerce, l’artisanat et en même temps laisser se développer des grandes surfaces en périphérie”. Une contradiction qui n’a pourtant pas effrayé son prédécesseur, Jacques Mézard, à l’initiative d’Action cœur de ville et de la loi Élan — votée fin 2018 alors qu’il venait de laisser sa place à Jacqueline Gourault — mais fervent défenseur d’une zone commerciale de 25 000 m² à Aurillac comme président d’agglomération, quelques années auparavant.
Notre enquête met en lumière des responsabilités partagées : des élus trahissent l’esprit du programme, les commissions départementales d’aménagement commercial sont peu contraignantes et les préfets n’assument pas leurs prérogatives. Autant de contradictions qui remettent en cause l’efficacité de ce dispositif, deux ans après son lancement.
Nous avons découvert que plusieurs municipalités utilisent les fonds publics et les outils mis à leur disposition par le dispositif gouvernemental pour mener des projets dans leur centre-ville, tout en portant en parallèle des projets d’extension commerciale en périphérie.
Entre les promesses de création d’emplois et la peur de voir les habitants de son territoire aller consommer chez le voisin, un autre argument revient sans cesse dans la bouche des élus : la “complémentarité de l’offre”. Comme à Calais, où la maire, Natacha Bouchard (Les Républicains), assure que l’arrivée d’un hypermarché Leclerc, qu’elle défend farouchement depuis plusieurs années, “amènera un dynamisme entre les enseignes”. Mais, à Cholet, où la municipalité voulait coûte que coûte étendre le plus grand centre commercial de sa périphérie, cet argument de la complémentarité a été écarté par la Commission nationale d’aménagement commercial (CNAC), instance de recours des CDAC, au motif que le projet allait “accentuer [le] processus de dévitalisation (...) du centre de Cholet”.
Et lorsque la municipalité veut préserver son cœur commerçant, c’est l’intercommunalité qui s’y met. Comme à Saint-Brieuc, où une bataille juridique s’est engagée entre la Ville, soucieuse de protéger ses boutiques de prêt-à-porter, et l’agglomération, favorable à l’implantation d’un Intersport dans une commune limitrophe.
Après Action cœur de ville, la loi Élan de 2018 a complété l’arsenal à la disposition des maires avec la création de conventions d’Opération de revitalisation du territoire (ORT). Notre enquête révèle qu’en plus de ces exemples de mairies schizophrènes, une municipalité plus audacieuse que les autres — celle de Chartres — tente d’exploiter la souplesse de la convention ORT pour développer en périphérie un complexe commercial de 130 000 m², qui lui est refusé depuis plusieurs années.
Notre enquête démontre que face à l’appétit des élus, les CDAC, sous l’autorité des préfectures, utilisent peu leur pouvoir contraignant pour protéger les centres-villes dévitalisés.
D’après les données que nous avons collectées et analysées, le pourcentage d’autorisations délivrées par les CDAC en périphérie d’un centre-ville bénéficiant d’Action cœur de ville (84% d’avis favorables) est presque identique au reste du territoire (86% d’avis favorables).
Pour expliquer ce laisser-faire, la composition de ces commissions, encadrée par le Code du commerce, est régulièrement pointée du doigt. Outre la présence de quatre personnes qualifiées (conseillers consommation, architectes, urbanistes, géographes, etc.) désignées par le préfet, les élus locaux y sont majoritairement représentés, dont le maire et le président de l’intercommunalité d’implantation du projet. Ils affichent une solidarité confraternelle dans les décisions. “Si le maire, dans le contexte d’un projet Cœur de ville (...), nous présente un dossier avec une grande surface en nous disant, “Moi je la veux absolument”, vous répondez quoi ?”, s’interroge un membre qualifié consommation de la CDAC de Moselle, désabusé.
En plus de la solidarité entre élus, les critères de protection des consommateurs, de respect de l’aménagement urbain et du développement durable prévalaient sur l’examen du tissu économique local jusqu’en janvier 2020. Autant d’arguments opposables par les promoteurs pour faire valider un projet, quand bien même il irait à l’encontre de la préservation du centre de la commune. D’autant plus que certaines enseignes ont élaboré des stratégies pour contourner la case CDAC, comme Lidl en Moselle.
Alors que l’État leur demande de participer à la préservation des centres-villes, les préfets n’exploitent pas les outils en leur possession pour s’opposer à des projets allant à l’encontre d’Action cœur de ville, comme le révèle notre enquête. En effet, les représentants de l’État ont la possibilité de déposer un recours devant la CNAC s’ils considèrent qu’un projet commercial menace les actions menées en centre-ville. Mais sur les 33 projets retoqués par la CNAC depuis 2018 au motif de la contradiction avec le programme, seuls trois recours avaient été déposés par un préfet.
Surtout, depuis juillet 2019, un décret d’application de la loi Élan attribue une nouvelle faculté aux préfets : celle de suspendre les procédures en CDAC des projets voulant s’implanter dans des communes couvertes par Action cœur de ville ou une convention ORT, en dehors du périmètre d’action de ces deux dispositifs. Une problématique dont le gouvernement est pleinement conscient puisque une circulaire du ministère de l’Économie, datée du 31 octobre 2019, incitait les préfets à se saisir de ce nouvel outil à leur disposition. Mais en neuf mois, selon notre enquête, un seul des 96 préfets départementaux métropolitains en a fait usage : celui de l’Allier, à deux reprises, pour des projets en périphérie de la ville de Moulins. ✱
Hugo Bossard
L’initiateur du plan Action cœur de ville n’a pas œuvré en faveur du centre historique sur ses terres : à la tête de l’agglomération, Jacques Mézard a défendu la construction d’une grande zone commerciale en périphérie.
Nous avons décidé de nous rendre à Aurillac (Cantal), afin d’enquêter sur le fief électoral du cantalien Jacques Mézard (PRG), porteur d’Action cœur de ville lorsqu’il était ministre de la Cohésion des territoires. Notre objectif était de savoir s’il appliquait ses recommandations à sa propre ville, dont il a été conseiller municipal pendant plus de trente-cinq ans. Et le constat est sans appel : même sur les terres de celui qui a promu ce plan national, la contradiction entre la volonté de redynamiser le centre-ville et l’extension de la périphérie est manifeste.
S’il y a bien, à Aurillac, un sujet qui fait polémique entre commerçants et élus, c’est celui du centre commercial de la Sablière, qui devrait voir le jour au printemps 2021 à l’entrée sud-ouest de la ville. Et pour cause : avec un hypermarché Carrefour en tête de gondole, ce chantier pharaonique de 25 500 m² à 60 millions d’euros menace de concurrencer les petites boutiques d’un centre-ville déjà bien affaibli. Pourtant, depuis sa conception en 2003, il n’a cessé d’être défendu à l'unanimité par les élus de la communauté d'agglomération du bassin d'Aurillac (CABA) et surtout par son président de l’époque, Jacques Mézard.
Le projet avait d’abord été retoqué par la CNAC, avant de faire l’objet de plusieurs recours, finalement rejetés par le tribunal administratif et la cour administrative d’appel de Lyon, en 2016. De quoi faire grincer des dents les Aurillacois qui, à quelques mois de l’inauguration du site, semblent inquiets.
19% de vacance commerciale
“C’est devenu le sujet principal, devant la météo”, avance un boucher du marché couvert. Lorsqu’on l’aborde, les mines des vendeurs se renfrognent. “Ils veulent redynamiser le centre-ville avec la Sablière ? Elle va juste nous faire mourir !”, s’insurge une fromagère. Il faut dire que le cœur historique de la cité géraldienne est dans un piteux état. Le long des rues piétonnes, des pancartes “à louer” et “à vendre” habillent les vitrines des nombreux locaux commerciaux désaffectés. Ce décor est apparu il y a une dizaine d'années, bien avant la crise de la Covid-19, quand une épidémie de fermetures de magasins a gagné le centre-ville. Il reflète une amère réalité : un taux de vacance commerciale qui avoisine les 19% (contre 11,9% en France en 2018) dans une ville moyenne qui se vide. La préfecture du Cantal est passée de 29 477 à 25 954 habitants en l’espace d’une décennie.
Au 6 rue des Forgerons, l’enseigne trentenaire Croq’ Nature est déserte. Étalages et rayons ont disparu il y a quelques mois lorsque Véronique Arnal, propriétaire de cette épicerie bio - la dernière du centre-ville - a mis la clé sous la porte. “Je n’arrivais plus à me tirer un salaire”, regrette la professionnelle, concurrencée depuis plusieurs années par Biocoop, La Vie Claire et quelques magasins de producteurs implantés en périphérie.
Faute de pouvoir rivaliser avec ses concurrents de la grande distribution, Véronique Arnal a choisi de travailler pour l'un d'entre eux. Depuis le mois d'octobre, elle est naturopathe au Marché Bio Leclerc, qui vient d'ouvrir ses portes au milieu des silos et hangars de la zone industrielle de Lescudilliers. “Ici, on vend de tout, même les gammes que j’étais la seule à avoir. Cela aurait achevé mon commerce”, reconnaît cette femme domiciliée au centre-ville. En 2018, elle avait déjà essayé de vendre sa boutique, “sans succès”. Elle est toujours en attente d’un acheteur.
“Le coup était parti”
Pour l’heure, tout le monde attend de savoir quels vont être les nouveaux magasins de la galerie marchande de la Sablière. L’argument, avancé à l’époque par Jacques Mézard, de capter une nouvelle zone de chalandise “ne tient pas la route”, selon Christian Vabret, boulanger aurillacois à la tête de la Chambre des métiers et de l’artisanat (CMA) du Cantal. Il estime que les villes alentour comptent déjà de nombreuses grandes surfaces. “Les gens viendraient chez nous s’il y avait encore un artisanat de qualité avec un centre-ville bien développé”, explique le président de la CMA.
Face au double discours de Jacques Mézard, cet opposant historique au projet de la Sablière ne mâche pas ses mots : “Mézard est le pire, car il est capable, au gouvernement, de prôner le cœur de ville, et en même temps de casser la croûte avec le patron de Carrefour pour détruire le petit commerce et l'artisanat que l’on a essayé de maintenir.” Il dénonce aussi son influence en tant que président de la collectivité sur les prises de décision : “Même les maires des bourgs-centres qui n’étaient pas d’accord ont voté pour, car ils avaient peur de le contredire.”
Christophe Pestrinaux, conseiller municipal délégué au commerce et vice-président de la CABA depuis 2017, tente de justifier la position de l’agglomération. Selon lui, le projet pensé en 2003 pour “moderniser l'attractivité commerciale” répondait à des habitudes de consommation d'“il y a vingt ans”. Toutefois, il décharge la responsabilité des élus en place depuis 2014, qui n’ont pas voulu faire marche arrière : “Avant de faire des permis de construire, il faut avoir la maîtrise foncière. Si on avait cassé le contrat, il aurait fallu payer tout un tas d’indemnités. Le coup était parti.”
Quelle ambition pour le cœur de ville ?
Afin de connaître son rôle dans la validation du projet et ses relations avec les élus actuels, nous avons sollicité à plusieurs reprises Jacques Mézard. Il n’a pas souhaité répondre à nos questions au sujet de la Sablière ou des actions Cœur de ville. À ce propos, la municipalité aurillacoise prévoit notamment des rénovations urbaines, le développement de la mobilité douce et des travaux sur l’abbatiale Saint-Géraud. Mais les informations communiquées sur le site de la mairie restent étonnamment vagues. Même Christophe Pestrinaux avoue ne pas en savoir davantage : “Je ne suis pas certain de ce que je dis, mais il me semble que c’est un dispositif encadré par l’État, donc identique dans toutes les villes, avec des actions de soutien au commerce, de développement de l’habitat, de rénovation d’habitat insalubre, etc.”
Le président de la Chambre des métiers et de l’artisanat, lui, “ne croit plus du tout” au programme Action cœur de ville. “J’ai fait retirer la CMA d’une commission où l’on encouragerait les jeunes à s’installer au centre-ville, admet l’artisan-boulanger. C’est suicidaire de les inciter à vivre dans un cœur de ville à l’agonie, en leur faisant croire qu'il va être ressuscité.” À la sortie d’Aurillac, les pelleteuses s’activent. Le deuxième McDonald de la ville prend forme et les blocs de béton armé tracent déjà les contours du futur colosse de la Sablière. ✱
Emma Conquet et Laurie Correia
Pour ne pas être accusés de concurrence, de nombreux projets sont affublés d’arguments qui ne tiennent pas la route.
Dans le discours des élus bâtisseurs, tous les arguments sont bons lorsqu’il s’agit de soutenir une implantation commerciale en périphérie. Aux côtés de la création d’emplois, l’argument de la complémentarité de l’offre commerciale entre l’extérieur et le cœur de ville est un grand classique. Pêle-mêle : “ce projet confortera l’attractivité des commerces existants voisins” (Loudéac) ; “cette création commerciale renforcera l’équipement de la commune” (Quessoy) ; “cette extension améliorera le confort d’achat de la clientèle sans déstabiliser le commerce du centre-ville” (Binic-Étables-sur-Mer).
Pourtant, l’analyse des projets en périphérie des communes Action cœur de ville montre souvent une autre réalité. À Calais (Pas-de-Calais), Natacha Bouchard, maire Les Républicains, défend bec et ongles depuis quatre ans l’implantation d’un E.Leclerc sur les 17 hectares de la zone de la Rivière-Neuve, dans l’ouest de la ville.
“Un projet complémentaire”, affirme-t-elle en 2017 devant le conseil communautaire, pour justifier l’hyper, son centre auto, sa galerie marchande (parapharmacie, bijouterie, opticien) — tous sous l’enseigne E.Leclerc — et un magasin de bricolage. “C’est une concurrence qui n’existe pas dans le Calaisis, poursuit-elle. Nous avons une dynamique commerciale importante, des gens de tout le littoral vont jusqu’à Outreau pour E.Leclerc.”
Mais cela ne convainc pas la commission nationale d’aménagement commercial. En 2018, la CNAC refuse le projet. Selon elle, ce nouveau pôle commercial “apparaît contradictoire” au regard des fonds publics alloués en faveur du centre-ville. Il pourrait même “fragiliser l’animation de la vie urbaine”. Loin de la douce complémentarité, donc.
Malgré cette décision, la maire et le promoteur ressortent deux ans plus tard du tiroir le dossier, cette fois délesté des 6 000 m² de la galerie marchande. L’argument de la complémentarité, lui, reste tenace. “L’arrivée de l’E.Leclerc amènera un dynamisme entre les enseignes, une complémentarité de l’offre et la clientèle [viendra] au-delà de l’agglomération”, annonce Natacha Bouchard à la presse, fin avril 2020, au moment où la commission départementale donne pour la seconde fois son accord au projet.
“Les commerces de proximité ne pourront pas rivaliser”
Dans le centre-ville de Calais, les réfractaires rejettent pourtant un à un les arguments. “Le nouveau projet prévoit une cellule spécialisée dans la vente de produits d’occasion, souffle Nicolas Saint-Georges, président de l’union des commerçants. Il existe déjà trois magasins de ce type dans le centre-ville, j’ai du mal à voir où est la complémentarité.” Il cite aussi l’offre abondante en garages automobiles et le fort maillage des grandes enseignes de bricolage sur le petit territoire.
Ce qui lui fait le plus peur, c’est la concurrence des prix. “On connaît la politique agressive de l’enseigne, sur les prix bas et les promotions. Dans cette bataille, ce sont les bouchers, les primeurs, les poissonniers, tous ceux qui font le commerce de proximité qui ont le plus à perdre, car ils ne pourront pas rivaliser.”
Calais est déjà achalandée de trois hypermarchés. Selon Christophe Duffy, élu écologiste, l’arrivée d’un nouveau concurrent pourrait les ébranler. “À l’est de la ville, le quartier Beau-Marais s’est créé autour du centre commercial Carrefour Mi-Voix. C’est un lieu de rencontres où tout le monde se connaît et se croise. Mais sa galerie est déjà très fragilisée, avec des cellules vides ; s’il tombe à cause de l’arrivée de l’E.Leclerc, c’est tout le quartier qui tombe.”
Surtout, l’opposant à la municipalité ne comprend pas que le dossier revienne sur la table alors que le centre-ville reprend tout juste vie. “La vacance commerciale diminue depuis deux ans, pourquoi réduire à néant tous ces efforts pour un hyper ? C’est absurde”, s’insurge-t-il. La CNAC devrait être saisie à nouveau du dossier avant l’été.
Une complémentarité en question
Calais est loin d’être une exception. Au cours de notre enquête, nous avons découvert que la commission nationale trouvait souvent à redire sur l’aspect complémentaire des projets soutenus par certaines communes Cœur de ville.
À Vierzon (Cher), la création d’une boutique de sport dans l’hypermarché E.Leclerc en 2018 ? “Le projet ne constitue pas un complément ni une diversification de l’offre existante, cette catégorie de produits étant déjà présente en centre-ville.” À Agde (Hérault), une Fnac et un Darty en périphérie pour l’été 2018 ? “Ce projet illustre ces implantations en périphérie dont la superficie est compatible avec les espaces proposés dans les centres-villes.” À six kilomètres de Pau (Pyrénées-Atlantiques), des cellules dédiées à l’équipement à la personne en 2019 ? “La réalisation du projet est susceptible d’avoir des effets néfastes sur l’animation urbaine de l’agglomération paloise.” À Cholet (Maine-et-Loire), un ensemble commercial agrandi de 11 000 m² en 2019 ? “Le projet contribuera à accentuer le processus de dévitalisation urbaine et commerciale du centre-ville.”
Il arrive parfois que la CNAC n’intervienne pas. C’est le cas lorsque les élus brandissent l’objectif de revitalisation culturelle pour justifier la complémentarité d’un projet en périphérie. En 2019, la CDAC de l’Ardèche autorise la création d’un Espace Culturel E.Leclerc de 900 m² dans la galerie marchande de l’enseigne, à quatre kilomètres du cœur de ville d’Aubenas. Le motif ? “Cette offre commerciale s’adresse à un public différent du public fréquentant les quatre librairies du centre-ville d’Aubenas et, de ce fait, vient en complémentarité de cette offre de centre-ville.” Saisie, la CNAC n’y trouve rien à redire.
Pourtant, huit mois plus tard, une circulaire signée des ministres Jacqueline Gourault et Bruno Le Maire appelle les préfets à la vigilance : “Une enseigne à fort pouvoir attractif, souhaitant s’implanter en périphérie, peut (...) représenter une menace directe pour l’attractivité du centre-ville.” Principalement pointées du doigt, les installations “d’enseignes culturelles en périphérie, qui mettraient en péril la viabilité d’une librairie de centre-ville et la stratégie de revitalisation culturelle”.
“Les élus jouent un jeu dangereux”
Plus inquiétant, des sources nous ont affirmé qu’élus et promoteurs agitaient parfois l’argument de la complémentarité… Sans connaître à l’avance l’identité des enseignes. Cela serait particulièrement vrai pour les projets des futures zones commerciales.
“Lorsque les promoteurs déposent une demande d’autorisation d’exploitation commerciale, ils ne sont tenus qu’à déterminer les secteurs d’activité qu’ils souhaitent développer dans leurs cellules commerciales et les surfaces de vente qu’ils veulent faire construire, indique Pascal Madry, le directeur de l’Institut de la ville et du commerce. Ils ont bien sûr démarché des enseignes, réalisé des études de marché, reçu des lettres d’intention. Mais n’ont en main aucun engagement de location. Une fois les cellules construites, il n’est pas rare que des modifications soient réalisées. On ne sait donc pas véritablement mesurer la complémentarité d’un projet.”
Les élus reprennent à leur compte un argument des promoteurs sans se rendre compte qu’une zone commerciale a vocation à évoluer.Franck GintrandDélégué de l'Institut des territoires
À Autun, en Saône-et-Loire, la société Rédeim présente en 2016 les plans d'un parc de 13 cellules commerciales réparties sur 10 000 m², en périphérie de la ville. En CDAC, les élus valident le projet et applaudissent sa proposition “variée dans des secteurs pas ou peu représentés” sur le territoire. Mais à deux reprises, l’ouverture du parc est retardée : selon la presse locale, le promoteur a rencontré des difficultés à commercialiser une bonne partie des cellules mises à la location, entre-temps passées à 22 sur 11 000 m².
Ce n’est qu’un mois et demi avant l’ouverture du parc, en 2020, que Rédeim rend public les premiers noms des enseignes qui s’installeront dans la zone. Parmi les boutiques de sport et de prêt-à-porter, Optical Center, Maison de la Literie et Gémo. Des activités déjà représentées dans le centre-ville d’Autun, sélectionné en 2018 dans le dispositif Cœur de ville. “D’autres enseignes viendront compléter l’offre dans le courant de l’année”, soutient le promoteur.
Si un ensemble commercial ne fait pas forcément concurrence tout de suite, difficile de prévoir l’avenir. Selon Franck Gintrand, délégué de l'Institut des territoires, les élus jouent d’ailleurs à un jeu dangereux lorsqu’ils décrètent d’eux-même cette complémentarité de façade. “Ils reprennent à leur compte un argument des promoteurs sans se rendre compte qu’une zone commerciale a vocation à évoluer. Surtout lorsqu’un concurrent s’installe juste à côté. Dans cette surenchère, les commerces de proximité sont très vite concurrencés.” ✱
Nicolas Arzur
Le maire incarne à lui seul la contradiction qui entoure Action cœur de ville. Il souhaitait tant agrandir une zone commerciale en périphérie, qu’il a cessé de soutenir des commerçants du centre.
Gilles Bourdouleix est maire de Cholet, dans le Maine-et-Loire, depuis vingt-cinq ans. D’un côté, il monte des dossiers pour faire partie d’Action cœur de ville et il en bénéficie, avec déjà 30 000 euros de subventions. De l’autre, il défend corps et âme un projet d’extension de zone commerciale en périphérie. Or, la capitale des Mauges est en tête des 200 plus grandes villes de France en terme de densité commerciale (3,22 m² par habitant en 2014 selon LSA, magazine spécialisé dans la grande distribution). Surtout, elle assiste à la mort de son centre : en juin 2019, 16,4% des locaux commerciaux étaient vacants.
Ce constat est de nature à déclencher un sauvetage, auquel s’intègre Action cœur de ville. Mais il n’est pas suffisant pour arrêter Gilles Bourdouleix, bien décidé à défendre l’extension de l’Autre Faubourg. Cet ensemble commercial de 22 996 m² a ouvert en périphérie en 2010. Le promoteur, Oreas, très implanté à Cholet, souhaite désormais agrandir sa surface de 10 864 m². Le maire l’assure, cette deuxième tranche prévue dès le départ créerait une centaine d’emplois. Et il insiste : “Aucune enseigne du centre-ville n’aurait vocation à s’y installer, c’est une absurdité totale.”
Premier couac
Reste à convaincre la commission départementale d’aménagement commercial (CDAC), passage obligé pour obtenir l’autorisation d’exploitation. En mars 2019, le projet est présenté : avis défavorable, premier couac. Sur onze membres, les cinq élus votent pour, alors que les six personnes qualifiées en matière de consommation, de développement durable et d’aménagement du territoire se prononcent contre.
La commission considère que l’extension pourrait aggraver la vacance relevée à Cholet, accentuer la dévitalisation du centre et contrarier Action cœur de ville. Pour Éric Grelier, président de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) du Maine-et-Loire : “Les choix que l’on fait, il faut les assumer. Si on veut des équipements importants en périphérie, on crée un déséquilibre. Il faut voir les atouts qu’on laisse au centre-ville et ne pas s’étonner s’il est en souffrance.”
Maire et commerçants dos à dos
Mais la mairie et le promoteur s’entêtent. Le projet, de taille identique, est découpé en douze cellules au lieu de treize. En juillet 2019, il est de nouveau présenté à la CDAC, dont la composition a changé. À neuf voix (sept représentants d’élus, deux personnes qualifiées en matière de protection des consommateurs) contre trois (des experts en développement durable et aménagement du territoire), le projet est accepté.
De l’avis de la commission : “Au regard de l’aménagement du territoire, et compte tenu des actions menées localement, il n’est pas contradictoire avec le développement des commerces présents en centre-ville.” Mieux, ils seront “complémentaires”.
Le préfet du Maine-et-Loire et Cholet Vitrines, association d’une centaine de commerçants, ne sont pas de cet avis. Ils s’obstinent à voir la contradiction avec Action cœur de ville, que le maire s’évertue à nier. “On ne s’est jamais battus contre l’extérieur, exprime Laurent Thomas, président de l’association. On se bat pour que l’équilibre existe. Avec le nouvel Autre Faubourg, il n’y a plus d’équilibre.” Pour preuve, il rappelle le lancement chaotique des Arcades Rougé en 2009.
Le recours du préfet accepté
Ce centre commercial en plein cœur de ville avait précédé de six mois l’arrivée de l’Autre Faubourg. Quand le premier connaissait un taux de vacance proche de 50%, le second affichait complet. “Les difficultés des Arcades Rougé étaient dues à un contexte de crise financière internationale, un promoteur hollandais déconnecté de Cholet, des loyers trop élevés”, défend pourtant Gilles Bourdouleix. Depuis 2016 et avec un changement de propriétaire, la situation s’est améliorée : 27 des 33 cellules commerciales sont désormais occupées.
Cette bonne nouvelle relative n’a pourtant pas empêché la commission nationale d’aménagement du territoire (CNAC) d’accepter le recours formé par le préfet (celui de Laurent Thomas a été rejeté sur la forme). En novembre 2019, elle se prononce contre l’extension. En renforçant l’attractivité commerciale de la périphérie, le projet accentuerait la dévitalisation du centre. Et risquerait donc de priver de leurs effets les politiques publiques, dont Action cœur de ville.
Le maire, une nouvelle fois renvoyé à ses contradictions, vient donc de perdre une bataille. Une bonne nouvelle pour le centre-ville ? Rien n’est moins sûr. Ce recours devant la CNAC a déclenché une guerre entre la mairie et les commerçants de Cholet Vitrines, au point de freiner leur tentative de dynamiser le centre-ville. “Aujourd’hui, on le paie cher”, résume Laurent Thomas.
Arrêt des subventions
Fin 2019, la municipalité prend deux décisions. Elle ne renouvelle pas les subventions qu’elle a coutume d’accorder à Cholet Vitrines pour promouvoir les commerces via des animations (5 000 euros en 2019, 10 000 euros certaines années). Raison invoquée : “L’association est devenue politique.” Gilles Bourdouleix reproche au président, notamment, d’avoir négocié une place auprès du candidat LREM en vue des municipales. Force est de constater que son nom ne figure sur aucune liste, même s’il reconnaît avoir été approché.
Mais la mairie ne s’arrête pas en si bon chemin. Et décide d’ouvrir à tous les commerçants la possibilité de vendre à leurs clients des tickets parking à prix réduits. Pour bénéficier de cet avantage, il fallait autrefois intégrer Cholet Vitrines. Depuis, le nombre d’adhérents a baissé de 30 commerces. Gilles Bourdouleix se targue d’avoir mis fin à une pratique illégale et concède : “S’ils ne s’étaient pas occupés de ce qui ne les regardait pas devant la CNAC, cette histoire là n’aurait pas été remuée.” Le maire considère donc que la principale association de commerçants n’avait pas à se mêler du projet en périphérie. Et retire son soutien à un acteur, pourtant essentiel au rayonnement du centre-ville. ✱
Thémïs Laporte
Si certaines communes parviennent à préserver leur centre, elles doivent néanmoins subir l’appétit des villes voisines qui construisent près de leur périphérie et leur font de l’ombre.
Au moment de revitaliser les centres-villes, il arrive parfois que ce soit à l’étage de l’intercommunalité que tout déraille. En la matière, Saint-Brieuc fait figure de cas d’école. Dans cette commune bretonne de 45 000 habitants, on se souvient encore du dossier Intersport, qui a divisé les édiles de l’agglomération en 2018. La cité briochine venait tout juste d’intégrer le plan Action cœur de ville que l’enseigne de sport annonçait son intention de multiplier par deux sa surface de vente dans la zone commerciale de Langueux, une commune limitrophe et également membre de Saint-Brieuc Agglomération.
Branle-bas de combat immédiat chez les commerçants. “Pour nous, les sept boutiques streetwear du cœur de ville de Saint-Brieuc suffisaient largement pour refuser à Intersport 1 500 m² de surfaces supplémentaires”, raconte aujourd'hui Emmanuel Deslande, coprésident de l'union du commerce Boutik’n’Co. “On pensait donc pouvoir compter sur l’influence de l’agglomération en CDAC pour contrer le projet.”
Maire et adjointe pas sur la même longueur d’onde
En plein cœur de l’été, le projet est pourtant validé à l’unanimité des membres de la commission des Côtes-d’Armor. “On a été très surpris, la maire y comprise, de constater que Christine Minet, adjointe à Saint-Brieuc, qui siégeait pour le compte de l’intercommunalité, a apporté son soutien à l’enseigne”, rapporte Emmanuel Deslande. Un vote qui fait d’autant plus tache que l’élue est chargée du commerce dans la commune briochine.
Dans la presse, Christine Minet, qui n’a pas souhaité répondre à nos questions, s’est targuée de porter la voix des 32 communes de l’agglomération, favorables en majorité au projet. “Ces dernières affirmaient vouloir développer l’économie du territoire dans sa globalité, se remémore Emmanuel Deslande, qui dénonce une décision prise en catimini. Mais vu le taux de vacance commerciale dans le centre-ville de Saint-Brieuc, je pensais que l’arrêt des expansions commerciales en périphérie était acquis pour tout le monde…”
Quatre mois plus tard, la CNAC donne raison sur le fond à Boutik’n’Co, qui a déposé un recours, soutenu par la maire de Saint-Brieuc : “L’impact du projet vis-à-vis de l’animation des centres-villes les plus proches risque d’être néfaste, notamment pour la commune de Saint-Brieuc qui s’oppose au projet et où un grand nombre de cellules commerciales sont vacantes”, conclut la commission nationale. Une décision annulée par la suite en justice, le recours étant jugé irrecevable sur la forme. Intersport devrait bénéficier de ces nouveaux mètres carrés en 2021.
Saint-Brieuc loin d’être une exception
Saint-Brieuc n’est pas un cas isolé. D’autres agglomérations votent aussi en faveur d’une implantation en périphérie, malgré l’opposition de la commune Cœur de ville. Des municipalités de première ou deuxième couronne développent également leur zone commerciale, au détriment de leur voisine, qui tente tant bien que mal de retrouver un taux de vacance commerciale décent. Au cours de notre enquête, nous en avons découvert cinq autres.
À Montbéliard (Doubs), la maire est vent debout contre l’extension d’un Géant Casino et la création de sa galerie marchande de 21 boutiques, que l’agglomération et la commune voisine ont soutenues en CDAC. Dans le Nord, le maire de Valenciennes s’est rallié en 2018 aux opposants contre l’extension de 45 000 m² d’un hypermarché portée par le promoteur et la commune limitrophe. À Vesoul (Haute-Saône), le maire et président de l’agglomération s’est opposé dès 2014 à l’extension de 14 000 m² d’une zone commerciale que son voisin de Pusey voulait construire — en vain.
Contacté, Rollon Mouchel-Blaisot, préfet et responsable du programme interministériel, reconnaît être conscient de ces difficultés. Il rappelle que les agglomérations sont cosignataires des conventions Action cœur de ville. “La jurisprudence de la CNAC est par ailleurs très attentive à l'existence d'Action cœur de ville dans son analyse territoriale”, estime-t-il.
On oublie qu’il existe des concurrences fiscales et commerciales exacerbées en matière d’aménagement commercial.Aurélien DelpirouMaître de conférences à l’École d’urbanisme de Paris
Égoïsme territorial
Mais selon Aurélien Delpirou, maître de conférences à l’École d’urbanisme de Paris, ces affaires mettent en lumière l’existence d’un égoïsme territorial, que le dispositif Action cœur de ville n’a pas pris en compte. “Demander aux communes d’une agglomération d’être solidaires avec celle qui bénéficie de fonds publics ne va pas de soi. On oublie qu’il existe des concurrences fiscales et commerciales exacerbées en matière d’aménagement commercial. C’est à la commune qui empochera le plus de taxe foncière et accueillera les enseignes les plus attractives sur son territoire. Et tant pis pour la voisine, surtout si elle n’est pas de la même couleur politique.”
“Cette logique explique que beaucoup d’intercommunalités refusent de s’accorder sur un moratoire pour stopper l’étalement des zones commerciales sur leur territoire”, abonde Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce. Mais elle pourrait mettre à mal, selon lui, l’efficacité du dispositif gouvernemental dans les agglomérations les plus expansionnistes. ✱
Nicolas Arzur
Par un simple jeu sémantique, le maire remet sur la table un gigantesque centre commercial. Et le soustrait habilement aux garde-fous habituels.
Le programme Action cœur de ville pose un cadre, mais cela n’empêche pas certains élus de prendre des libertés. Nous nous sommes penchés sur le cas de Chartres (Eure-et-Loir), où le maire a trouvé une faille dans le système. Jean-Pierre Gorges (sans étiquette, affilié à la droite), est soupçonné de vouloir travestir le dispositif Action cœur de ville, en l’utilisant pour relancer la construction d’un centre commercial éléphantesque en périphérie.
Ce projet, qui s’étendrait sur 80 000 m² de surface de vente, est plus connu sous le nom de “plateau nord-est”. Car il serait aménagé sur une partie des 250 hectares de terrains militaires rachetés par la municipalité, à trois kilomètres au nord-est du centre historique de Chartres. Son aménagement commercial est dans les cartons depuis une dizaine d’années. Mais il a opéré un retour en force le 17 octobre 2019. Ce jour-là, le conseil municipal se réunit pour sa session plénière mensuelle.
Après deux bonnes heures de séance, le maire soumet au vote un avenant à la convention Action cœur de ville, laquelle avait été signée en 2018. L’avenant en question prévoit d’étendre le périmètre de l’ORT (Opération de revitalisation de territoire) à un “cœur d’agglomération”. Et non plus un cœur de ville. Un léger ajustement sémantique, mais qui a toute son importance.
Car à la faveur de cet avenant, le programme Action cœur de ville – qui concernait jusqu’alors le centre-ville de Chartres et la gare – bénéficiera également à deux communes limitrophes (Lucé et Mainvilliers), ainsi qu’à la Madeleine, un quartier populaire situé en périphérie de Chartres. Jean-Pierre Gorges souhaite moderniser ce quartier en y construisant de nouveaux logements. Mais ce n’est pas tout.
L’opposition dénonce une entourloupe
La bonne nouvelle, c’est que la Madeleine se trouve juste à côté du fameux plateau nord-est, lequel sera donc englobé dans le périmètre d’Action cœur de ville. L’aménagement de la zone pourra donc être exempté d’autorisation d’exploitation commerciale, comme le prévoit l’article 157 de la loi Élan (Évolution du logement, de l’aménagement et du numérique), qui précise les contours d’une convention ORT.
Expliquer qu’un centre commercial c’est du commerce de proximité, je trouve ça fort de café.David LebonÉlu d'opposition (PS)
Durant le conseil municipal, le maire se réjouit de cet “outil qui tombe du ciel”, lui qui n’avait jamais demandé à ce que Chartres soit intégrée au programme Action cœur de ville. “Avant, on était dans un cadre différent, où vous étiez toujours en conflit avec des CDAC et des CNAC. Là, ce n’est plus du tout la même relation, la donne est différente”, sourit-il.
À l’autre bout de l’hémicycle, David Lebon ronge son frein. Durant son temps de parole, l’élu d’opposition (PS) crie à l’entourloupe : “Le plateau nord-est ne peut pas être caractérisé comme une opération de revitalisation du cœur de ville ! Expliquer qu’un centre commercial c’est du commerce de proximité, je trouve ça fort de café.”
Et de poursuivre, à l’intention du maire : “Vous empêchez le préfet d’exercer son opposition sur le développement de cette zone commerciale. Je trouve ça à la fois malin et pervers.” Jean-Pierre Gorges s’en défend, et affirme qu’il œuvre à la revitalisation du centre-ville depuis plusieurs années, “en y ramenant des populations et en dynamisant le commerce”.
L’avenant à la convention Action cœur de ville sera finalement voté, avec 4 voix d’opposition. Puis signé par la métropole, la préfecture, la banque des territoires, le conseil régional et départemental, la Chambre des commerces et des industries (CCI), etc. Contactées à ce sujet, la mairie de Chartres, la préfecture d’Eure-et-Loire et la CCI n’ont pas donné suite à notre demande dans les délais impartis.
Fronde contre le maire bâtisseur
Si Jean-Pierre Gorges parvenait à contourner la case commission d’aménagement commercial grâce à cet avenant, il s’ôterait une belle épine du pied. Car son projet de zone commerciale sur le plateau nord-est avait été retoqué par la commission nationale d’aménagement commercial (CNAC) en 2016. À l’époque, une trentaine de commerçants du centre-ville avaient porté l’un des huit recours devant la CNAC. Les autres étaient à l’initiative d’enseignes concurrentes implantées à Chartres. Tous, contestaient la décision de la commission départementale d’aménagement commercial (CDAC), qui avait validé le projet.
130 000mètres carrés de surface commerciale pour le futur plateau nord-est
Les commerçants du centre-ville craignaient d’être asphyxiés par ce nouveau complexe, dont le gigantisme est à l’image de l’ambition de Jean-Pierre Gorges, lequel se définit volontiers comme un “maire bâtisseur” : 3 200 places de parking, un hypermarché Carrefour, un Leroy Merlin, trois grandes surfaces spécialisées non alimentaires, 25 moyennes surfaces, 65 boutiques et un centre de loisirs. Le tout réparti sur 130 000 m², dont 80 000 m² de surface de vente.
Le projet était estimé à 280 millions d’euros et devait en rapporter 60 millions à la municipalité, sous forme de cessions foncières. Mais la CNAC a douché les espoirs du maire, en refusant le projet à l’unanimité. “Avec cette décision, on a gagné quatre ans, explique Pascal Boyenval, gérant de quatre boutiques dans le centre-ville. Mais je connais notre maire, c’est un joueur d’échecs. Je me doutais bien qu’il n’allait pas lâcher le morceau.” En apprenant la signature de l’avenant qui étend le périmètre de l’ORT à la périphérie, lui et une quarantaine d’autres commerçants sont de nouveau montés au créneau.
En décembre dernier, ils ont déposé un recours gracieux auprès du maire pour exiger le retrait du texte. Celui-ci n’a pas donné suite à leur demande, mais affirme avoir repensé l’aménagement du plateau nord-est de manière à ce que l’offre “n’entre pas en compétition” avec le centre historique. “Apparemment ils prévoient d’implanter moins de petites boutiques et plus d’enseignes sur des larges surfaces, type magasin de bricolage ou d’ameublement”, rapporte une source proche du dossier.
Excès de latitude ?
Il n’empêche, cet exemple jette une lumière crue sur la souplesse d’Action cœur de ville et sur la malléabilité des conventions ORT. “Ce programme est décentralisé et déconcentré, c’est donc aux élus locaux qu’il revient de s’emparer des outils pour mener à bien leur politique publique”, défend Arthur Courty, chargé du plan Action cœur de ville à l’Agence nationale de la cohésion des territoires.
De la même manière, c’est à la municipalité de proposer les contours géographiques du “cœur de ville”, et à la préfecture de valider cette délimitation. Mais la première étant souvent ambitieuse, et la deuxième rarement attentive, cela laisse une marge de manœuvre entre les mains du maire. Pour peu que celui-ci soit plus malin que les autres, ou plus audacieux peut-être, le dispositif de revitalisation des centres-villes pourrait se retrouver détourné de son objectif premier.
Rollon Mouchel-Blaisot, responsable du programme Action cœur de ville au ministère de la Cohésion des territoires, tempère : “L'ORT n'a évidemment pas vocation à créer de nouvelles zones périphériques, mais peut être un instrument tout à fait pertinent pour requalifier des zones contiguës au centre-ville ou concourant à son attractivité, dans le cadre d'un projet urbain global conjuguant habitat, commerces, services, activités, etc. L'important, c'est la cohérence du projet territorial.”
Après avoir mis le doigt sur une faille du système, le maire de Chartres, qui vient de rempiler pour un quatrième mandat, se fera-t-il court-circuiter ? “La question du périmètre des conventions ORT nous est remontée depuis quelque temps. Nous restons vigilants”, glisse un autre responsable du ministère de la Cohésion des territoires. Pour l’heure, les commerçants du centre-ville affirment ne pas savoir ce que l’édile a en tête pour l’avenir du plateau nord-est. ✱
Julia Toussaint
Notre enquête démontre que les Commissions départementales d’aménagement commercial (CDAC) n’exploitent pas leurs prérogatives pour participer à la préservation des centres-villes. La présence majoritaire des élus locaux dans leurs rangs et les critères qu’elles évaluent empêchent les CDAC d’utiliser leur pouvoir contraignant pour freiner l’expansion commerciale. Elles sont pourtant un passage obligé depuis 2009, chargées de délivrer les autorisations d’exploitation commerciale pour toutes créations, transferts ou extensions de magasin dépassant les 1 000 m² après travaux.
À l’échelle nationale, les données que nous avons récoltées sont édifiantes. Entre 2018 et 2019, 86% des décisions rendues par les CDAC ont été favorables. Dans l’Ain, la Dordogne ou le Val d’Oise, ce chiffre atteint même les 100%. Et sur l’ensemble de la France, près d’un tiers des projets autorisés sur cette période se trouvent à moins de 15 minutes en voiture d’une commune Action cœur de ville.
Pour réaliser cette carte, nous avons répertorié l’ensemble des décisions émises par les CDAC métropolitaines, en 2018 et 2019, et additionné les surfaces des projets qu’elles ont validés, en distinguant lorsque l’autorisation concernait une implantation dans un rayon de 15 minutes en voiture autour d’une commune Action cœur de ville. L’échelle de couleur exprime le nombre de mètres carrés commerciaux supplémentaires par département pour 1000 habitants.
Dans leur rapport sur la revitalisation des centres-villes de 2016, l’Inspection générale des finances et le Conseil général de l’environnement et du développement durable proposaient de remplacer les CDAC, dont ils étaient “perplexes sur la capacité de régulation”, par des commissions régionales devant pouvoir s’appuyer sur “une analyse objective” et “suffisamment approfondie”.
En Moselle, des mots mais pas de zèle
Pour comprendre le fonctionnement des CDAC, nous nous sommes penchés sur l’exemple de la Moselle, où cinq communes bénéficient d’Action cœur de ville : Thionville, Forbach, Sarreguemines, Saint-Avold et Sarrebourg.
50 000mètres carrés commerciaux supplémentaires ont été autorisés en Moselle depuis 2018
Dans ce département, entre 2018 et 2020, 90% des projets soumis ont été autorisés par la commission mosellane, soit près de 50 000 m² de surface commerciale supplémentaire. Parmi les 33 dossiers autorisés, 14 se trouvent à moins de 15 minutes d’un des cinq territoires participant au programme Action cœur de ville.
Déjà, en 2016, lors d’un colloque sur l’aménagement commercial du département, le préfet de l’époque, Emmanuel Berthier, soulignait que les problématiques de revitalisation des centres-villes et de la vacance commerciale prenaient “des proportions considérables” en Moselle. “Pourtant, nous continuons à produire des mètres-carrés supplémentaires en CDAC”, ajoutait-il.
La crainte du “retour de bâton”
Pour expliquer ce laisser-faire, certains critiquent la composition des CDAC, régie par le Code du commerce. Autour de la table, sept élus (représentant la mairie, l’intercommunalité, les conseils départemental et régional, les maires et intercommunalités du département) et quatre personnes qualifiées (associations de consommateurs, architectes, urbanistes, géographes, etc.), caution du respect de l’intérêt des consommateurs, de l’aménagement et du développement durable, désignées par le préfet.
Par définition, si les élus s’entendent, ils ont toujours gain de cause.Bernard MaussionConseiller consommation, membre de la CDAC
“Quand il y a des réserves sur un dossier, elles émanent le plus souvent des personnes qualifiées. Les élus ont plutôt tendance à voter en faveur des projets, et de manière assez unilatérale”, constate Mathias Boquet, maître de conférence en géographie à l’Université de Lorraine, membre qualifié en matière d’aménagement et de développement durable à la CDAC et candidat Europe écologie Les Verts aux élections législatives de 2017 à Metz.
“C’est un peu la problématique de cette commission. Par définition, si les élus s’entendent, ils ont toujours gain de cause”, abonde Bernard Maussion, retraité et conseiller à l’Union fédérale des consommateurs (UFC-Que choisir) de Metz, membre qualifié consommation à la CDAC. Mathias Boquet explique cette solidarité entre élus par la crainte du “retour de bâton”. Selon lui, s’opposer au projet porté par un maire voisin, ce serait prendre le risque de se voir refuser un projet sur son propre territoire le jour venu.
Une simple évaluation technique ?
Les critères d’examen des dossiers et l’habileté des promoteurs expliquent aussi le nombre important d’avis favorables. La protection du tissu économique est noyée au milieu des trois critères appréciés par la CDAC : l’aménagement du territoire, le développement durable et la protection des consommateurs. Critères qu’elle juge au regard du dossier présenté, sans avoir de droit de regard ni pouvoir exercer de contrôle sur le projet fini.
On porte une appréciation technique plutôt que se demander s’il n’y a pas déjà assez de commerces.Mathias BoquetGéographe, membre de la CDAC
Les arguments d’une offre complémentaire et le respect de la libre concurrence écartent rapidement les oppositions en ce qui concerne la protection des consommateurs. Quant au respect de l’aménagement et du développement durable, aux promoteurs d’intégrer à leurs projets un toit végétalisé, des garages à vélos ou des bornes de recharge pour véhicules électriques et le tour est joué. C’est pourtant au regard de ce dernier critère que la majorité des refus sont motivés, car ils sont quantifiables. “On vient porter une appréciation critique sur les aspects techniques plutôt que se demander s’il n’y a pas déjà assez de commerces à cet endroit”, regrette Mathias Boquet.
Une fois les préalables en matière de consommation, d’aménagement et de développement durable satisfaits, les promesses de création d’emplois, la nécessité de concurrencer les voisins allemands et luxembourgeois ou la crainte des élus de voir le projet s’installer sur la commune voisine font pencher la balance en faveur du “oui”.
L’idéal, c’est sans la CDAC
Notre enquête révèle que certaines enseignes ont malgré tout mis en place des stratégies pour éviter de passer par la case CDAC, toujours dans le respect de la loi. Parmi elles, difficile de ne pas remarquer les étonnantes manoeuvres de Lidl, adepte du “pied dans la porte”, selon un membre de la commission.
Depuis environ cinq ans, l’enseigne allemande n’en finit plus de communiquer sur sa “montée en gamme” et son “repositionnement comme supermarché de proximité”. Une stratégie marketing destinée à “améliorer le confort de ses clients”, selon les outils de communication de la marque, mais qui nécessite des magasins plus gourmands en surface de vente, entre 1 300 et 1 500 m².
Comment expliquer alors qu’entre 2015 et 2018, trois Lidl de tout juste 999 m² aient ouvert à Sainte-Ruffine, Metz et Marly ? Contactée, l’enseigne n’a pas donné suite à nos sollicitations. Si la taille de ces trois supermarchés ne correspond pas au nouveau positionnement marketing de Lidl, elle correspond en revanche, au mètre carré près, au seuil en dessous duquel le passage en CDAC n’est pas obligatoire.
Les trois magasins ont été construits avec de grandes réserves, n’entrant pas dans le calcul de la surface commerciale. Et moins de trois ans après, chacun de ces trois magasins a porté un projet d’extension en CDAC, pour atteindre entre 1 270 et 1 420 m², prétextant que leurs réserves étaient sous exploitées.
Deux salles, deux ambiances
D’après plusieurs membres de la CDAC, l’objectif est simple : s’implanter coûte que coûte, au nez et à la barbe de leur commission, puis demander une extension quelques années plus tard. Ainsi, l’autorisation est plus facile à obtenir que pour une création de magasin, en éliminant les critères relatifs à la nature du terrain d’implantation (friche industrielle ou commerciale, terre agricole).
Les Lidl de Marly et Sainte-Ruffine ont reçu un avis favorable de la CDAC au motif, notamment, de l’élargissement de la gamme. Au contraire, celui de Metz a été retoqué en partie pour le motif exactement inverse : “Aucun élargissement de la gamme.”
Comment expliquer ces délibérés contradictoires ? À Metz, la mairie et la métropole étaient opposées à cette extension, décidées depuis 2018 à faire une pause bien méritée dans l’expansion commerciale de leur territoire, après les inaugurations des centres commerciaux Waves (43 000 m²) en 2014 et Muse (32 000 m²) en 2017. Leur vote a été suivi par l’ensemble des membres de la CDAC. La preuve, s’il en fallait, que les élus ont la clé.
La promesse d’un nouvel élan
Ces derniers mois, deux nouveautés introduites par la loi Élan doivent permettre aux CDAC de mieux prendre en compte la préservation des centres-villes. Depuis le 1er octobre 2019, trois personnes qualifiées représentant le tissu économique local (Chambre de commerce et d’industrie, Chambre des métiers et de l’artisanat et Chambre d’agriculture) prennent part aux débats, sans pour autant avoir le droit de vote.
“Ça va dans le bon sens. Ils amènent une analyse que l’on n’avait pas sur le commerce et l’artisanat, approuve Noëlle Vix-Charpentier, architecte urbaniste membre de la CDAC depuis une dizaine d’année. Ça donne d’autres éléments aux élus présents pour voter.” Depuis le 1er janvier 2020, les pétitionnaires doivent également joindre à leur dossier une étude d’impact sur le commerce local. ✱
Hugo Bossard
Des élus qui continuent de développer les périphéries. Des agglomérations qui ne jouent pas le jeu. Des commissions départementales qui ne sont pas très regardantes. Et une question : que fait l’État ?
En matière d’aménagement commercial, une large partie des pouvoirs de contrôle revient aux préfets des départements. Rien d’étonnant, donc, à ce qu’ils soient l’une des clés de voûte d’Action cœur de ville et des opérations de revitalisation de territoire (ORT).
Presque aucune suspension de projet
Pour mener à bien sa politique, le gouvernement a octroyé aux préfets un nouveau moyen de contrôle. Introduit en 2018 par la loi portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique (Élan) et opérationnel depuis l’été 2019, le dispositif permet aux autorités préfectorales d’intervenir avant même les Commissions départementales et nationales d'aménagement commercial (CDAC et CNAC). Désormais, les représentants de l’État ont le pouvoir de suspendre, par arrêté et jusqu’à trois ans, les projets commerciaux qui “présenteraient un potentiel risque” pour les enjeux de revitalisation dans les communes ORT, dont font partie la grande majorité des communes d’Action cœur de ville.
“Il est inutile de faire pour défaire, de dépenser des sous pour revitaliser un centre-ville si dans le même temps on le dévitalise en périphérie immédiate. [C’est pourquoi] nous devons avoir des instruments qui nous permettent la mise en œuvre d'une politique cohérente”, affirmait Édouard Philippe, le Premier ministre, face aux maires réunis en congrès au printemps 2019, pour justifier l'introduction de cet arrêté suspensif.
Notre enquête montre pourtant que ce dispositif reste encore peu utilisé. Selon nos informations, seuls deux arrêtés ont été pris à ce jour. Tous deux proviennent de la même préfecture, l’Allier, et visent à demander aux promoteurs des engagements plus forts pour accepter la création d’un Lidl et l’extension d’un E.Leclerc en périphérie de la ville de Moulins.
L’arrêté suspensif, trop restreint pour être utilisé ?
Il faut dire que les conditions d’utilisation de l’arrêté sont particulièrement strictes. Impossible, dans ces conditions, d’en abuser. C’est même Bruno Le Maire, ministre de l’Économie, et Jacqueline Gourault, ministre de la Cohésion des territoires, qui l’écrivent de concert, dans une circulaire publiée fin 2019 : “Il ne s’agit pas de substituer l'État aux CDAC et aux CNAC, [mais de] répondre, avec une certaine urgence et au cas par cas, à des situations (...) bien particulières, exceptionnelles, qui doivent être identifiées et que les CDAC ne pourraient pas traiter dans de bonnes conditions.” Une prudence imposée pour ne pas se faire sanctionner par l’Union européenne, qui consacre le principe de la liberté d'établissement.
2arrêtés suspensifs pris par un préfet à ce jour, selon nos informations.
Pour Pascal Madry, directeur de l’Institut pour la ville et le commerce, l’utilisation de l’outil s’annonçait de toute façon exceptionnelle. Hormis le cas d’une auto-saisine du préfet, “c’est à la commune concernée et son agglomération que revient la charge de se mettre d’accord pour déposer conjointement une demande au préfet pour suspendre par arrêté un projet. Mais la concurrence commerciale est telle dans les intercommunalités que ce cas de figure risque d’être rare.”
Contacté, Rollon Mouchel-Blaisot, préfet et responsable du programme interministériel Action cœur de ville et du déploiement des ORT, le reconnaît à demi-mot : “Ce dispositif est réservé aux projets d'envergure, et nouveaux par définition, qui menaceraient gravement la réussite d'une opération de revitalisation de territoire.”
Seulement trois recours au nom d’Action cœur de ville
Dans la palette des préfets, le nouvel arrêté suspensif n’est pas le seul moyen de contrôle. Depuis longtemps, la loi donne aux représentants de l’État la possibilité de déposer un recours devant la CNAC, contre l’avis des CDAC. Un pouvoir bien plus souple que l’arrêté suspensif, que Bruno Le Maire et Jacqueline Gourault promeuvent davantage : “Il vous est fortement conseillé de veiller à ce que les décisions prises par les CDAC puissent être portées à l’examen de la CNAC lorsqu’elles posent des difficultés importantes, au regard notamment des enjeux de revitalisation des centres-villes.”
Pourtant, l’analyse des activités de la CNAC depuis le 1er mars 2018 tend à montrer une certaine passivité de la part des préfets. Ainsi, sur les 532 décisions rendues, les représentants de l’État n’étaient à l’initiative que de… 13 recours.
Pire, cette même passivité se retrouve lorsqu’il s’agit de projets situés dans ou près d’une commune Action cœur de ville. Dans cette situation, notre recensement ne relève que cinq recours pour 84 décisions.
Et en grossissant encore cette focale aux projets retoqués par la CNAC au nom de la préservation du centre-ville, seulement trois recours sur 33 ont été déposés par les préfets. Autrement dit, alors qu’une circulaire datant de 2017 précise que le droit de recours du préfet “doit être exercé y compris en présence de recours tiers”, depuis mars 2018, les préfets ont brillé par leur inaction à 30 reprises.
L’analyse de ces 30 dossiers laisse pourtant peu de doute sur l’existence de réelles contradictions avec les objectifs de revitalisation :
• à Cahors, en décembre 2018, un promoteur, soutenu par le maire, souhaite implanter un “retail park” de 6 400 m². Retoqué par la CNAC : la commission estime qu’eu égard à la convention Action cœur de ville et “à la création prochaine d’un ensemble commercial de 8 000 m² autorisé en février 2018, la réalisation est susceptible de porter atteinte aux commerces du centre-ville”. À l’origine du recours : des entreprises privées concurrentes ;
• à Margny-lès-Compiègne, limitrophe de Compiègne, la CNAC refuse la création d’un ensemble commercial de 32 000 m² en février 2019, car “la réalisation d’un pôle commercial majeur éloigné de son centre-ville et des zones d’habitation ne contribuera pas à la redynamisation du cœur de ville”. À l’origine du recours : des entreprises privées concurrentes et des associations ;
• à Perpignan, un promoteur souhaite implanter un ensemble commercial de 10 000 m². Négatif, répond la CNAC en mai 2019, qui y voit “une atteinte supplémentaire à l’animation de la vie urbaine”. À l’origine du recours, des entreprises privés concurrentes et une association citoyenne.
Parmi les mauvais élèves, la préfecture de Charente-Maritime. Par deux fois, la CNAC a refusé dans ce département un projet commercial dans une commune Cœur de ville, au nom de la préservation du centre-ville :
• en 2018, lorsque la commission a rejeté une demande de création d’une zone commerciale de 9 000 m² à trois kilomètres du centre de Saintes, au nom d’un “risque pour la survie du tissu commercial du centre-ville” ;
• et en 2020, lorsque la même commission a refusé l’extension d’un supermarché à Rochefort, qui “[risquerait] de porter atteinte aux commerces alimentaires des centres-bourgs des communes de la zone de chalandise, déjà fragilisés”.
Par deux fois, le silence du préfet de département a été flagrant. Interrogée, la préfecture de Charente-Maritime n’a pas répondu à nos questions.
“Les préfets sont partagés entre deux écoles, explique Pascal Madry. D’un côté, l’école libérale de Bercy, qui prône la liberté d’établissement. De l’autre, l’école aménagiste du ministère de la Cohésion des territoires, qui conçoit que l’on puisse intervenir pour un motif impérieux d’intérêt général. À mon sens, par nature, les préfets se sentent plus inspirés par la culture de la première.”
“De toute façon, les préfets sont des personnalités administratives qui ne souhaitent pas s’immiscer dans des dossiers politiques, au risque de s’exposer à de fortes critiques”, juge Patrick Vignal, député LREM de l’Hérault, pour rejeter l’idée que les préfets se saisissent eux-mêmes de tels pouvoirs. Lui, demande depuis quatre ans l’instauration d’un moratoire limitant l’extension de la grande distribution à l’échelle nationale. ✱
Nicolas Arzur et Victor Boutonnat
Crédits
Journalistes Nicolas Arzur, Loana Berbedj, Hugo Bossard, Pauline Boutin, Victor Boutonnat, Emma Conquet, Laurie Correia, Aïcha Debouza, Thémïs Laporte, Benjamin Martinez, Julia Toussaint
Encadrement rédactionnel Rafaële Brillaud, Geoffrey Livolsi, Alain Peter
Directeur de publication Christophe Deleu
Site internet Nicolas Arzur, Hugo Bossard
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