Les faits
Le procès de Pierre Bodein s’ouvre le 11 avril 2007 devant la Cour d’assises du Bas-Rhin. L’enquête était hors norme. Le procès l’est aussi. Pierre Bodein comparaît pour les meurtres de Jeanne-Marie Kegelin, Edwige Vallée et Julie Scharsch. Les crimes commis impliquent 20 coaccusés dont deux mineurs. Le premier, âgé de 16 ans au moment des faits, est jugé avec le reste des accusés. Le second, âgé de 15 ans, par le Tribunal pour enfants de Strasbourg. Tous sont issus du milieu yéniche, population marginale sédentarisée en Alsace.
Les audiences durent trois mois et l’institution, débordée, délocalise le procès à la Maison du bâtiment, immeuble de bureaux aménagés pour accueillir des accusés nombreux, des jurés supplémentaires qui doivent rester à disposition de la justice, et un public fourmillant. La tension pousse à l’évanouissement une des jurés, dès le premier jour. Des CRS quadrillent les lieux à toute heure et des hommes du GIPN entourent Bodein en permanence. Quatre traducteurs sont appelés pour faciliter les échanges, un président de rechange est prévu, deux procureurs sont présents en permanence. Le dossier est dense, complexe, les semaines s’enchainent et les nerfs des magistrats sont soumis à rude épreuve. Hélène Blondeau-Patissier, première juge d’instruction nommée, a été dessaisie en 2006 pour faute procédurale au profit de Lydia Pflug. La personnalité du principal accusé, Pierre Bodein, qui a déjà mis à l'épreuve nombre d’experts psychiatriques, pousse la justice dans ses retranchements.
Experts psychiatres, médecins légistes, gendarmes, se succèdent à la barre et le doute s’installe. Les yéniches s’auto-accusent mais les aveux, non circonstanciés, ne sont pas retenus comme tels. Certains ont été placés en détention provisoire, mais tous seront acquittés. Tous sauf un. Le 11 juillet, Pierre Bodein est condamné à la réclusion criminelle à perpétuité réelle et incompressible. Une première en France.
Maxime Le Nagard
Le cœur de Pierre
« Un monsieur comme tout le monde » (Philippe Kempf, conseiller de la famille Kegelin) ; « un personnage qui sort de l'ordinaire » (Philippe Vannier, procureur) ; « une personnalité assez banale » (Olivier Charles, avocat) ; « c'est un monstre » (Wallerand de Saint-Just, avocat) ; « ce n'est pas un personnage intéressant » (Michel Patris, psychiatre) ; « un des types les plus étonnant que j'ai rencontrés » (Jacques Fortier, journaliste). Au delà de l'atrocité des faits, si l'affaire Bodein a défrayé la chronique, c'est aussi en raison de la nature de l'homme. Insaisissable. Aujourd'hui plane toujours un grand mystère sur cette personnalité qui continue de nourrir toutes les imaginations. Une particularité qui a donné du fil à retordre aux experts psychologues et psychiatres. « Il doit y avoir quelque chose comme 24 expertises psychiatriques qui partent dans tous les sens », précise Bernard Legras, procureur général de la République auprès de la Cour d'appel de Colmar. Pierre Bodein impossible à cerner ? « Il est hors normes », affirme son avocat, Marc Vialle.
De taille moyenne, barbe naissante ou bien rasée, chevelure abondante poivre et sel, Pierre Bodein a tout d'un type normal. Au vu des faits commis, nombreux sont ceux qui ont été marqués par « cette allure plutôt sympathique », comme l'explique Annie Geraut, médecin légiste. « C'est très étonnant parce que quand on le voit, c'est un "monsieur tout le monde" », commente-t-elle. Pour Philippe Kempf, avocat et conseil de la famille Kegelin, c'est à la fois ce qui frappe et rend l'individu effrayant : « C'est un petit papy, qui a un gros accent alsacien, qui n'a pas une mine patibulaire. »
Le mystère Bodein
Imprévisible, Pierre Bodein possède une véritable capacité d'adaptation. Capable de simuler des tremblements ou une léthargie totale, il reste pendant de longs mois en hôpital psychiatrique complètement immobile dans un fauteuil, le regard fixe (voir chronologie). S'enduisant le visage et les cheveux avec ses propres excréments, il parvient à tromper les médecins et s'enfuir lorsque l'opportunité se présente à lui. Quelques années plus tard, changement radical de stratégie. Il prend des aspects plus extravertis. Dans ses entretiens avec les experts psychiatres ou psychologues comme lors des audiences de tribunal, il souhaite prendre le contrôle et marquer sa présence. « C'est quelqu'un qui parle, qui parle, qui n'écoute pas les autres, il faut d'ailleurs le recentrer, le recadrer. C'est vraiment l'emprise par la parole », analyse la psychologue Geneviève Cédile. Soucieux de son image, il profite du tribunal pour se mettre en scène : « Il a une personnalité narcissique, il a besoin de donner l'image qu'il veut de lui-même et donc il ne laisse pas la parole. » Ce qui peut donner lieu à des scène surprenantes à la barre, comme ce duo entre Pierre Bodein et Thierry Moser, avocat de la famille Scharsch. « C'était grandiose, Bodein qui insultait Maître Moser : "Vous êtes un connard !", raconte Olivier Vogel, journaliste ayant couvert le procès en 2007. Il l'appelait le hibou, "houhouhou" et il imitait le volatile », provoquant immédiatement les rires de l'assemblée. Simulateur, manipulateur, et imitateur, donc. « Il arrivait à faire rire la salle avec sa façon de s'exprimer. Parfois, il imitait le gibier, le cerf, quand il disait qu'il allait braconner dans la forêt... », ajoute le journaliste de France Bleu Alsace.
Pour Pierre Bodein, les animaux, la nature, ne sont jamais loin. Cigognes, cervidés, lapins, coccinelles sont présents sur les enveloppes, dans les lettres, qu'il envoie régulièrement aux différents acteurs du procès. Celui qui n'a que trop peu fréquenté l'école écrit, dessine, et manie même le pinceau. Comme à la maison centrale d'Ensisheim (Haut-Rhin), où lors de ses détentions précédentes il est présenté comme un détenu modèle, bénéficiant de l'autorisation du directeur pour peindre des fresques naïves dans les couloirs de la prison.
Si Bodein est un artiste, c'est dans une autre branche, beaucoup plus sinistre pour Thierry Moser. « Bodein est un artiste de l'atrocité et de la provocation tranche le juriste, je n'ai pas décelé la moindre parcelle d'humanité. Et je trouve que c'est glaçant, c'est effrayant. »
Pierre Bodein démontre un intérêt et une vision particulière concernant l'anatomie féminine. Dans sa croyance, les fillettes n'ont pas véritablement de vagin. Celui-ci ne se développerait qu'à partir des premières règles. Un point qui semble le fasciner. La présence des organes génitaux féminins, les enquêteurs la retrouvent d'abord dans des dessins, dans la caravane où il loge en 2004. Dans ses lettres, à destination de la fille de son ancien co-détenu, où il utilise des termes obscènes sur le sang, le viol et la virginité. Enfin, sur les corps des victimes, où parfois ceux-ci sont entièrement sectionnés. Des atrocités qui poussent parfois les enquêteurs vers de nouvelles méthode. Lors d'une reconstitution, il est demandé à Pierre Bodein de dépecer le cadavre d'une truie. Illustration de la vision que les enquêteurs peuvent alors avoir du personnage. « Le cochon, c'était la première fois que je voyais ça ! », raconte la médecin légiste Annie Geraut.
Ces étranges rapports avec le sexe féminin peuvent éclairer un pan de sa personnalité. Selon Pierre Bodein, les femmes l'ont « fait baver ». Il est à la recherche de la femme idéale, une « Marie ». A la fois prénom de sa mère et de sa fille, c'est aussi celui de la Vierge qu'il vénère plus que tout. Une dimension religieuse présente, là encore, dans ses correspondances et ses esquisses.
Michel Patris, premier expert psychiatre ayant examiné Pierre Bodein en 1976, ne pensait pas que sa perversité et sa violence prendraient cette forme : « Mais je le savais dangereux et incontrôlable. C'est quelqu'un de frustre. Rusé, mais d'une ruse animale. Un regard très particulier, clair et vide, des yeux effrayants de fauve, et ça, c'est un regard qu'on n'oublie pas. » Quand il l'évoque, ce sont des métaphores animales qui lui viennent en premier : « Un personnage très primitif, reptilien, un serpent, un rapace. On a l'impression qu'il manque chez lui toute une dimension de qui est l'autre, l'être humain. »
« Oui, madame Corinne »
Une analyse que pourfend l'expert psychologue Corinne Acker : « Pierrot le fou, ou alors le monstre... Pierre Bodein est un humain. Il faut faire la part, à mon sens, entre ce que fait quelqu'un et ce qu'il est. Ce n'est pas la même chose. On peut commettre des actes monstrueux, il n'empêche qu'on reste humain. » Corinne Acker a la particularité d'avoir réalisé ses entretiens en alsacien, dans la langue natale de Pierre Bodein. En se préoccupant de la spécificité culturelle de Pierre Bodein, elle est parvenue à lever un peu plus le voile sur la personnalité du criminel. « En français il m'appelait " Madame le docteur ". En alsacien, il m'appelait "Madame Corinne". Ce n'est pas du tout la même chose, l'approche n'était pas la même. » En opérant ainsi, Pierre Bodein s'exprime plus facilement, se livre de plus en plus. Alors qu'en français il tient des discours et invente des histoires, en alsacien il révèle de petits éléments sur lui. Ce qui ne l'empêche pas de toujours chercher à contrôler l'entretien. « Je tapais sur la table et je lui disais : "Jetzt lang's !" Ce qui veut dire "ça suffit !" Et alors il se ressaisissait : "Oui, Madame Corinne". Je pense que je n'aurais jamais obtenu les éléments que j'ai obtenus si j'avais fait l'expertise en français. »
Pour Corinne Acker, Pierre Bodein a une intelligence de braconnier, dans le sens pragmatique : rusé, qui arrive à prévoir, qui va poser des pièges, attendre sa proie... « Le braconnier n'avoue pas. Il affirmait catégoriquement qu'il était innocent. Alors j'ai procédé autrement. OK, Monsieur Bodein, vous êtes innocent. Maintenant imaginons l'individu qui a fait ça, qui a commis ces meurtres. Comment pourriez-vous les expliquer ? » Cette question, posée à quiconque, n'obtiendrait aucune réponse face à de tels actes : « Sauf que Bodein est arrivé à émettre des hypothèses ». De quoi éclairer certaines zones d'ombre entourant l'affaire ? Des aveux, même en alsacien, il n'en fera pas. « Il a donné quelques éléments » mais finalement « il n'a pas dit grand chose », confie Corinne Acker. Un braconnier n'avoue jamais.
Aurélien Lachaud
Le procès du doute
Près de dix ans après les faits, le souvenir d’un échec judiciaire est toujours présent. Comment ne pas s’interroger sur l’acquittement massif des coaccusés de Pierre Bodein qui pour certains ont passé près de trois ans en détention provisoire ? Les longues investigations, liées au caractère hors norme du procès, sont marquées par de nombreux dysfonctionnements. Des divergences de points de vue entre les deux juges d’instruction cosaisies et entre les enquêteurs ont largement desservi le travail d’enquête. A quoi s’ajoute la personnalité de Pierre Bodein, déroutante pour les nombreux psychiatres et psychologues qui l’ont examiné.
Au départ, la cosaisine de deux juges d’instruction. Le fonctionnement nuit au bon déroulement de l’enquête selon l’une d’elle, Lydia Pflug. La question de la possible culpabilité des Fuhrmann et Remetter fait l’objet de nombreuses discussions entre les deux magistrates. Hélène Blondeau-Patissier, juge d’instruction principale, prend la décision de maintenir en détention provisoire certains d’entre eux jusqu’au procès. Elle déclarera pourtant devant la Cour d’assises avoir toujours eu un doute sur leur culpabilité. Pour sa part, Lydia Pflug affirme aujourd’hui encore ne pas être totalement convaincue de l’innocence des Fuhrmann et Remetter. Si ce doute les justifie, les acquittements massifs sont pourtant le résultat d’un échec collectif. Les professionnels se sont retrouvés face à plus d’une centaine de dépositions dans lesquelles les Fuhrmann et Remetter s’accusent, s’auto-accusent, se contredisent, se rétractent. On comprend mal leur rapport à la parole d’autant qu’ils passent souvent par l’intermédiaire de traducteurs. Leurs aveux, même s’ils ne sont pas confirmés par des preuves matérielles, sont troublants par les détails qu’ils comportent et l’émotion avec laquelle ils sont donnés.
Les enquêteurs, submergés par les aveux, s’appuient sur le travail de la police scientifique. Nouveaux égarements : les analyses d’ADN des Fuhrmann et Remetter ont permis d’illustrer ce que les scientifiques savaient déjà de manière théorique. D’abord, face à des personnes d’une même famille, la différenciation génétique est plus délicate, surtout dans une communauté assez fermée comme les yéniches. Ensuite, l’ADN mitochondrial utilisé à l’époque a montré ses limites. Ce type d’ADN peut être le même entre deux personnes n’ayant aucun lien. Ainsi, de l’ADN identique à celui de Jeanne-Marie Kegelin a été retrouvé sur une couette lors d’une saisie chez les mis en examen. Malgré les précautions prises par les scientifiques dans leurs conclusions, les forces de l’ordre en ont fait des interprétations hâtives. Depuis cette affaire, le laboratoire Codgene a décidé d’arrêter d’utiliser l’ADN mitochondrial au profit de l’ADN nucléaire. Celui-ci garantit l’identification unique, sauf dans le cas des vrais jumeaux. Ces avancées scientifiques font progresser la justice humaine.
Querelles chez les enquêteurs
Mais l’enquête dans son ensemble apparaît comme une faillite judiciaire. Tous les acteurs de l’époque l’affirment, la difficulté majeure de cette affaire aura été la multiplication des hypothèses à envisager. A partir des maigres éléments de départ, la disparition d’une enfant puis la découverte du cadavre d’une femme, difficile d’imaginer ce qui relie ces deux faits que l’on tarde à rapprocher, faute d’éléments pour le faire. Un retard accentué par de nombreuses querelles internes au milieu des enquêteurs. Plus les investigations se multiplient, plus les groupes se forment entre ceux convaincus de l’innocence des Furhmann et des Remetter, et ceux déterminés à prouver leur culpabilité. Parmi les enquêteurs de la section de recherche de l’époque, trois sont toujours en service au sein de l’organisme judiciaire. Encore marqués par cette affaire, aucun n’a souhaité témoigner. Arrivé en septembre 2013 à la tête de la section de recherche, le colonel Hubert Charvet explique ce refus en raison des doutes et des remords qui subsistent chez ces gendarmes : « Avec les deux écoles, celle Bodein et celle Bodein/vanniers, des groupes se sont formés et ça a entraîné des ressentiments autour des divergences de points de vue. Le fait est qu’une enquête judiciaire tend à être rationalisée pour accéder le plus rapidement à la vérité. Beaucoup de paramètres irrationnels se sont immiscés et ça a créé des soucis en brouillant les visions. Il reste des regrets et des questionnements encore sur ce dossier. Même si l’enquête a été réussie au final, ça a été payé chèrement par les hommes sur le terrain. »
Autant de divergences nuisibles au bon déroulé des opérations qui ont éclaté au grand jour lors des témoignages au procès d’assises.
L’instance judiciaire semble pourtant avoir tiré les leçons de cette affaire. De l’atrocité de ces meurtres et de la complexité d’autres cas rencontrés depuis la fin des années 2000, la fonction de « coordonnateur de la criminalistique » est née. Commandant du groupement du Bas-Rhin en 2004, nommé depuis chef de cabinet à la direction générale de la gendarmerie, François Giéré aura eu pour tâche d’insuffler au niveau national un changement d’approche dans des cas similaires aux disparitions de 2004 : « Avec cette fonction de coordonnateur de la criminalistique, un gendarme est depuis désigné afin de soutenir le directeur d’enquête pour essayer d’y voir plus clair face à la multiplicité d’informations techniques ou de témoignages qui remontent au cours de situations aussi opaques. »
Profil complexe
L’enquête amène rapidement la mise en examen de Pierre Bodein, un homme au profil psychiatrique et psychologique particulièrement complexe. Dix ans et plus de vingt expertises plus tard, Pierre Bodein reste une énigme aux yeux de ces professionnels. La question la plus dure à laquelle ils ont dû répondre : Pierre Bodein est-il fou ? Lors des premières expertises, dans les années 1970 déjà, les diagnostics diffèrent. Il y a les experts qui décèlent des anomalies mentales, ceux qui le déclarent non dangereux et ceux qui l'estiment accessible à une sanction pénale. Aujourd'hui, les experts s'accordent en grande partie sur un point : Pierre Bodein est « un simulateur assez rusé et efficace », pervers et narcissique, qui a berné des dizaines de spécialistes des années 1970 à 1990. C'est en tout cas ce que reconnaît Michel Patris, médecin psychiatre qui l'a expertisé six fois sur une vingtaine d'années à partir de 1976.
Est-il donc raisonnable de libérer des individus comme Pierre Bodein avant le terme de leur peine ? La question de la liberté conditionnelle n’est pas si simple. Pour Bernard Legras, le juge d’application des peines « n’a pas pris de risque, il a simplement anticipé de quelques mois une libération sèche pour pouvoir organiser un maximum de surveillance ». Et pourtant, l’accompagnement s’est avéré insuffisant, puisque Pierre Bodein « respectait les obligations de la libération conditionnelle, c’est-à-dire qu’il allait pointer à la gendarmerie ou au service de probation entre deux meurtres. Ça oblige à relativiser l’efficacité de ce genre de mesure », précise Manon Brignol, avocate générale. On retrouve là le caractère imprévisible de l’humain, avec lequel doit pourtant travailler la justice.
Thomas Arrighi, Mélanie Poquet et Gwladys Porracchia
Une instruction douloureuse
Litiges en matière de contrat de bail d’habitation, contentieux du surendettement, organisation des funérailles… tel est le lot quotidien du juge d’instance. Hélène Blondeau-Patissier, qui officie à Mulhouse, gère les affaires conflictuelles de petites envergures. Une mission modeste pour une femme de loi sortie comme elle, il y a quelques années, de l’Ecole nationale de la magistrature. Difficile d’imaginer qu’en 2004, elle a instruit l’une des enquêtes judiciaires les plus retentissantes du moment.
Hélène Blondeau-Patissier a neuf mois d’expérience de l’instruction lorsqu’elle se voit chargée du dossier. Spécialiste des trafics de stupéfiant, elle gère à l’époque plus de 90 dossiers dans son cabinet. Nommée première juge d’instruction, en cosaisine avec Lydia Pflug, elle détient le pouvoir de signature de tous les documents d’importance. Renvoi, mise en détention provisoire, mise en accusation… toutes les ordonnances demeurent sous son autorité. La couverture médiatique nationale la place d’emblée sous les projecteurs, comme une invitation à la prudence. « Je pense que, pour le coup, la cosaisine a été un moins, un vrai moins, insiste aujourd’hui Lydia Pflug. Non pas quant à la qualité des personnes, mais en fait il y a eu une divergence… » Une divergence liée à une situation hors norme qui ne ménage pas les nerfs des magistrats. Les 19 accusés des familles Fuhrmann-Remetter avouent en bloc, mais les preuves de culpabilité ne sont pas concordantes, ce qui sème le doute dans l’esprit des deux juges. « A un moment donné, j’étais pour la culpabilité des Fuhrmann-Remetter, poursuit Lydia Pflug, ce que remettait davantage en cause madame Blondeau-Patissier ». Pour autant, lors de l’instruction, Hélène Blondeau-Patissier place en détention provisoire 9 des 19 yéniches mis en accusation. « Elle a toujours décidé de saisir le juge des libertés et de la détention en lui demandant de les (ndlr : les yéniches) maintenir en détention...alors même qu'elle a déclaré par la suite, lorsqu'elle a témoigné devant la Cour d'assises, qu'elle avait rapidement eu des doutes sur leur implication!.. témoigne Manon Brignol, avocat général lors du procès aux Assises en 2007. Si elle avait des doutes, il lui appartenait bien évidemment d'en tirer toutes les conclusions qui s'imposaient. Ses déclarations révélaient une véritable incohérence... ».
Hélène-Blondeau Patissier témoigne aux Assises lors du procès. Durant de longues heures, elle s'explique sur ses doutes et motive ses décisions. Elle a été dessaisie en septembre 2006, « pour raisons procédurales… assure Lydia Pflug, seule en charge de l’instruction après le dessaisissement de sa collègue. Et en aucun cas, contrairement à ce qui a été dit, parce qu’il était question qu’elle fasse une ordonnance de non-lieu, ça c’est de la pure rumeur ! A aucun moment, madame Blondeau-Patissier ou moi-même, n’avons envisagé de faire un non-lieu dans ce dossier ! ». Hélène Blondeau-Patissier quitte sa fonction de juge d’instruction en juillet 2007, trois ans après le début de l’affaire. Aujourd’hui, elle ne souhaite plus s’exprimer sur ce dossier, sur les traces qu’il a laissées, et sur ces années d'instruction. Hier protagoniste centrale de l'affaire, aujourd'hui juge d'instance à Mulhouse. Un changement de trajectoire qui prouve qu'en matière de justice, rien n'est jamais certain.
Maxime Le Nagard
Derrière l'armure
des professionnels
« C'est leur vie, c'est leur travail, ils font leur travail. Il faut les laisser pour ce qu'ils sont, ce sont des avocats. Ils ne prennent pas parti. » Ces quelques mots confiés par Françoise Scharsch soulèvent avec simplicité l’une des particularités du métier d’avocat. Mère de Julie, l'une des trois victimes de Pierre Bodein, Françoise Scharsch a saisi la difficulté que rencontrent ces professionnels qui doivent défendre, attaquer mais aussi soutenir et comprendre. Comment rester objectif et être proche à la fois ? Comment dormir la nuit quand on défend un homme comme Pierre Bodein, accusé de crimes atroces ? Olivier Charles, avocat de Pierre Bodein entre sa garde à vue en 2004 et son procès en 2007, en témoigne : « La question m’est posée régulièrement : « comment vous pouvez défendre un type pareil ? » je réponds souvent : « comment est-ce que son médecin peut soigner un type pareil ? », c’est notre métier. »
Pour Olivier Charles, comme pour les autres professionnels qui ont l'habitude de jouer un rôle dans des procès d'assises, ce détachement coule de source. « Si vous ne pouvez pas vous détacher, vous ne pouvez pas faire ce métier. Si vous prenez à coeur les affaires que vous traitez, vous faites un burn-out au bout de 6 mois ! », confirme Michel Patris, psychiatre qui a expertisé Pierre Bodein sur une période de vingt ans à partir de 1976. Faire leur métier sans cette distance serait impensable pour les médecins qui ont dû autopsier Jeanne-Marie, Julie et Edwige. Dès l’arrivée des corps, ces experts mettent en marche une mécanique bien huilée, un protocole extrêmement codifié qui leur permet notamment de ne rien oublier, d’être attentif à tout. Jean-Sébastien Raul, médecin légiste à l’Institut médico-légal de Strasbourg, a autopsié les corps de Jeanne-Marie et de Julie, et était présent lors de l’autopsie d’Edwige. « Si vous restez très technique, tout le côté psychologique, c'est un enfant, c'est un adulte, le corps est putréfié, le corps n’est pas putréfié, des choses comme ça vous en faîtes abstraction complète. Du coup, c'est supportable », remarque-t-il. Avec l’expérience, disséquer des cadavres peut devenir une habitude pour les légistes. Ils se protègent avec une armure solide, constituée au fil des ans et des corps.
« Affaire suivante »
Face à une affaire hors norme comme l’affaire Bodein, certains experts réagissent alors comme si c’était n’importe quel dossier. « Ça va peut-être vous surprendre, mais on a énormément de travail, énormément de choses à faire », réplique Jean Dissler, procureur de la République à Saverne. L’affaire Bodein représente quelques mois ou quelques années dans la vie des professionnels. Avant elle, et après elle, d’autres dossiers sont arrivés sur leur bureau, exigeant le même investissement. Marc Vialle, l’avocat de Pierre Bodein lors du procès de 2007 ne s’attarde jamais longtemps sur les cas qu’il a traités dans le passé : « J’ai cette capacité de tourner vite les pages et de ne pas ressasser les procès auxquels j’ai participé, quel qu’en ait été le résultat, sinon on se fait du mal. Pour moi le principe de fonctionnement c’était : affaire suivante ». Et pour les psychiatres et les psychologues qui réalisent des centaines d’expertises par an, c’est aussi « au suivant ». Lorsqu’ils sont nommés experts, ils ont des années de pratique derrière eux et ces affaires sont devenues leur quotidien. « Pour mes premières expertises, j'étais attentif et curieux de savoir quelles seraient les conséquences de ce que j'avais pu déposer à la barre. Maintenant je suis un petit peu blasé, même beaucoup. Je sais que, aussi bien la Cour que le ministère public peut tenir compte, ou pas, de ce que dit un expert », raconte Michel Patris.
Le dossier Bodein est terrible, mais ils en ont vu d’autres. C’est ce que confie Ariane Casanova, psychiatre qui a rencontré Pierre Bodein en 2005 : « Je suis plus touchée par d'autres affaires que j'ai eues à traiter, qui peut-être concernent d'autres époques de la vie, d'autres moments de vie que là ». Parce que chaque expert a son « talon d’Achille ». A l’Institut médico-légal de Strasbourg, certains praticiens sont particulièrement touchés par les corps de femmes battues et de bébés secoués. Des affaires peut-être moins spectaculaires, mais rendues plus tragiques par leur banalité. Médecin légiste qui a participé aux trois autopsies, Annie Geraut a quelquefois un geste destiné aux victimes les plus jeunes : « Pour les petits traumatiques qui parfois arrivent sans vêtements, je vais de temps en temps acheter des barboteuses, pour qu'ils soient rendus à peu près correctement à la famille. »
Les traces sous l'armure
Rester professionnel, mais pas froid ou insensible, c’est possible, voire essentiel. Mais il faut trouver ce point d’équilibre, explique Laurent Hincker, qui a été plusieurs fois l’avocat de Bodein : « Demandez à un avocat s’il a de l’émotion dans le cœur, bien sûr il en a. Nous avons une juste distance, c’est quelque chose qui se travaille, être dans la distance juste, c'est-à-dire à la fois être dans une écoute bienveillante sans entrer dans la compassion. » Mais dans des cas comme le procès Bodein, la frontière entre la réserve professionnelle et l’affect peut aisément être franchie. Jacques Louvel, procureur de la République à Strasbourg au moment des faits, a senti sa carapace se fissurer : « Cette affaire était humainement lourde. Parce que, lorsqu'on est magistrat ou enquêteur, si on doit avoir des réflexes de professionnel, de technicien, il y a la part d'humanité que l'on garde heureusement en soi. » Et pour certains, cette « part d’humain » a pris toute la place lors de l’affaire Bodein. Thierry Moser, l’avocat de la famille de Julie Scharsch, a été profondément touché par la détresse de ses clients : « J’ai bien réalisé qu’un dossier, ce n’est pas seulement du papier, ce n’est pas seulement des procès verbaux. C’est aussi de la douleur, c’est de l’humanité, ce sont des sentiments humains, ce sont des vies déchirées, des vies abîmées, c’est tout ça. »
Pour la plupart des professionnels, l’affaire Bodein a été marquante jusqu’à l’énoncé du verdict. Elle a dépassé la frontière professionnelle pour Marc Vialle, l’avocat de Pierre Bodein. « L’affaire Bodein a eu une certaine influence sur mes décisions personnelles concernant la poursuite ou non de mon activité. J’avais l’impression d’avoir bouclé la boucle et que ça correspondait peut-être à un moment de ma carrière où j’avais une certaine lassitude du pénal parce que c’est très lourd. C’est très très lourd. Disons que j’ai décidé de mettre un terme à ma carrière peut-être plus tôt que je ne l’aurais fait s’il n’y avait pas eu ce dossier. » Qu’ils les dissimulent derrière des années de pratique ou des mots hésitants, les traces restent visibles sous l’armure. Elles permettent de rappeler que la justice est faite d’hommes et qu’elle doit composer avec eux.
Hélène Faucher et Mélanie Poquet
Itinéraire d'une lame
Long de 22 cm, muni d’une lame effilée en Inox de 10 cm et d’une virole métallique, l’Opinel porte sur le manche en bois verni le logo « La Maison Carrier 04-50-53-00-03», le nom et le numéro de réservation d’un restaurant du Hameau Albert 1er, un complexe hôtelier de luxe de Chamonix. Un « bel objet assez apprécié » selon la directrice, Perrine Maillet, LE couteau à posséder pour tout collectionneur d’Opinel. Sur le site Internet du Hameau, le couteau est présenté dans une composition photographique, disposé sur des tranches de saucisson. Pourtant à 300 km de là, dans la nuit du 21 au 22 juin 2004, le même modèle a été l’instrument de mort d’Edwige Vallée.
En août 2004, John Koell découvre l'Opinel tombé sous un semi-remorque stationné devant la casse de son père, Georges Delmotte, à Bourgheim. Pierre Bodein y a séjourné dans une caravane de mars à son arrestation, fin juin. Remis aux gendarmes quelques jours plus tard, le couteau passe entre les mains des experts en traces génétiques. L’ADN d’Edwige y est décelé, ainsi qu’un ADN masculin compatible avec celui de Pierre Bodein et de sa lignée paternelle.
« Ça ne nous a pas fait plaisir d’apprendre que ce couteau avait servi à commettre un meurtre, raconte Perrine Maillet. Mais qu'est-ce qu'on peut y faire ? Pas grand chose. » Disposé sur les tables ou offert à certains clients, l'Opinel Maison Carrier est également proposé à la vente, 24 euros, dans la boutique du restaurant. « Les jours de grande affluence, nous faisons 200 personnes par jour. Donc on a des couteaux dans toute la France. Et à l'étranger aussi. »
Fatalité
L’Albert 1er fournit photographies et exemplaire du couteau, ainsi que des factures aux gendarmes. L’enquête suit une première piste : celle d'un acheteur strasbourgeois ayant séjourné dans l’hôtel en août 1996. « Je me souvenais vaguement l'avoir acheté mais pas du tout à quel moment je l'ai égaré ou si je l'ai offert à quelqu'un, raconte ce praticien médical, amateur de couteaux. Ils m'ont montré des photos mais moi je ne pouvais plus me souvenir en regardant les photos si c'était réel ou pas. Donc c'est tombé dans les oubliettes. »
Malgré la gravité de la situation, le Strasbourgeois se dit « peu touché » par cette mésaventure, « hilare » même, face aux enquêteurs. « Je suis désolé de le dire mais... je trouvais ça marrant. Parce qu'il y a des choses de la vie qui se passent comme ça : on achète un couteau, on ne fait pas attention, on ne s'en occupe plus et puis tout à coup on découvre que Pierrot le fou aurait commis un crime atroce. La vie pour moi est une fatalité. C'est cette fatalité que j'ai trouvé drôle. »
Pour vaincre cette fameuse fatalité, ces acteurs malgré-eux de l'enquête ont choisi d'oublier. « On n'y a pas réfléchi, on n'a pas eu de remise en question après cette histoire, explique Perrine Maillet. «On n'a pas envie d'y réfléchir, poursuit l'acheteur. Je fais confiance aux gendarmes en me disant qu'ils ont fait leur enquête et je suis certainement celui qui a acheté ce couteau. »
L'autre couteau
Pourtant, l'enquête met en avant une autre piste et retrace le cheminement de la vraie arme du crime. « On disait à un moment dans le dossier qu’il pleuvait des couteaux », se souvient Marc Vialle, avocat de Pierre Bodein lors du procès. En 2001, un couple d'Alsaciens, employés de La Maison Carrier, achète quatre exemplaires de l'Opinel qu'il ramène dans ses bagages à Mutzig en septembre 2002. Quelques mois plus tard, le frère de leur nourrice dérobe les couteaux et les offre à Jean-Marie G., un ami. En juin 2004, l'un des couteaux finit son périple dans les mains d'un ancien co-détenu rencontré dans les années 1970, celles de Pierre Bodein.
Lors du procès aux Assises, ce dernier niera avoir jamais possédé cet Opinel. Son ADN s'y serait déposé selon lui lors d'une soirée avec Jean-Marie G. Ce dernier, habillé à l'orientale, arborait alors à la ceinture sept couteaux dont deux poignards, que les convives auraient manipulés, d'après Pierre Bodein. Jean-Marie G. parle, lui, uniquement de deux sabres de collection, que personne à part lui n'aurait touchés. Jean-Marie G. avouera finalement lui avoir cédé un Opinel bien affuté, un jour que Pierre Bodein cherche à dépecer un sanglier qu'il aurait percuté avec sa voiture. En échange, l'accusé devait lui ramener un morceau du gibier. Jean-Marie G. n'y goûtera jamais.
Renaud Toussaint