Les victimes


Les faits

Le 18 juin 2004 à Rhinau, petite commune du canton de Benfeld, Jeanne-Marie Kegelin, 10 ans, disparait alors qu’elle jouait près d’un terrain de tennis non loin de chez elle. Sa famille signale rapidement la disparition de l’enfant.


Le 21 juin, Edwige Vallée, 38 ans, est vue vivante pour la dernière fois à la fête de la musique d’Obernai. Son corps est découvert le lendemain, gisant dans l’Andlau, un cours d’eau à Hindisheim, à 15 kilomètres de là. Presque entièrement dévêtue, Edwige Vallée présente de nombreuses blessures.


A partir du 23 juin, 20 membres des familles Furhmann, Remetter et leurs proches, des Yéniches du ried alsacien, sont mis en examen ; six d'entre eux sont mis sous mandat de dépôt dans le cadre de la disparition de Jeanne-Marie.


Le 25 juin, Julie Scharsch, 14 ans, emprunte la route de Steinbach à vélo, pour aller de Russ à Schirmeck, dans la vallée de la Bruche, où elle habite. Ne la voyant pas revenir, sa mère alerte la gendarmerie. D’importantes recherches sont lancées, mobilisant forces de l’ordre et bénévoles. Plusieurs témoins affirment avoir vu la jeune fille avec un homme correspondant au signalement de Pierre Bodein, connu dans la région pour son passé judiciaire.


Le lendemain, ce dernier est placé en garde à vue et son véhicule perquisitionné. Des traces de l’ADN de Julie et de Jeanne-Marie y sont découvertes. Deux jours plus tard, le vélo de Julie est retrouvé dans la forêt de Barembach, il porte l’ADN de Bodein.


Le 29 juin, le corps de Jeanne-Marie est découvert dans un ruisseau, à Valff. Il porte des traces de blessures similaires à celles d’Edwige (mêmes plaies d’éventration du bas-ventre dans la région recto-vaginale) et les modalités des crimes présentent des similitudes troublantes. Les enquêteurs font alors un rapprochement entre les affaires. Pierre Bodein est à nouveau placé en garde à vue et mis en examen le 1er juillet.


Le corps de Julie est retrouvé le 3 juillet, dans un cours d’eau à Nothalten, près de Barr. Des blessures comparables à celles de Jeanne-Marie et d’Edwige sont constatées, et l’ADN de Pierre Bodein est trouvé à proximité du corps. 

                                                                                                                   Estelle Choteau 


Le nom de la peur 

Ça s'est passé à la fin de l'entretien. Formules de politesse. « En vous souhaitant une bonne soirée ». Chacun commence à partir de son côté. Et soudain, la personne s'arrête net. « En fait, vous avez contacté d'autres gens comme moi qui étaient au procès de Bodein ? Ils ont tous bien voulu répondre à vos questions ? » Nous expliquons. Les personnes vues. Les personnes qui ont refusé. Et le cas en particulier d'un homme qui ne voulait plus parler. « Il avait peur que Pierre Bodein aille sur Internet, voie l'article et... ». Là, la personne se bloque. Nous lance un regard terrifié. « Mais, il ne va plus sortir de prison... ». Puis, presque dans un murmure : « Non ? ».


Encore aujourd'hui, l'affaire Bodein fait frémir. Lie les langues. Affole. Un diable. C'est un mot qui revient souvent lorsqu'on évoque de nos jours le nom de Pierre Bodein. Une figure du Mal, un monstre. « Pire qu'un bourreau nazi », affirmera une habitante de Schirmeck. « L'affaire a marqué parce qu'elle était horrible, monstrueuse, analyse Olivier Vogel, journaliste à France Bleu Alsace. L'interrogation c'était : comment on peut faire ça à des gamines de 10 ans, comment on peut les découper, les violer, les balancer dans la flotte alors qu'elles ne sont pas mortes ? C'était cette monstruosité là qui était hors norme. » 

« Il lui arrivait de couper un doigt à quelqu'un » 

Mais déjà bien avant le procès, Pierre Bodein était connu dans la région. Un nom synonyme pour beaucoup de délinquance, de multiples condamnations. Et chacun a une anecdote à ce sujet. « C'était déjà un danger public à l'âge de 17 ans, se rappelle Danièle Meyer, maire de Rhinau. Mes frères m'ont raconté qu'aux bals, il lui arrivait de couper un doigt à quelqu'un. Tout le monde alors lui payait son coup pour être bien avec lui. » « Quand j'avais 10 ans, ma maman me disait :  "si tu le croises celui-là dans la rue, tu ne lui adresses surtout pas la parole, s'il te demande de le suivre, tu ne le suis pas et tu ne l'approches pas", renchérit Isabelle Riehl, surveillante au collège de Schirmeck depuis 3 ans. Avant d'ajouter : « Il me faisait peur. Il avait un visage qui faisait atrocement peur. Un visage dur, des yeux... biaiseux. »

 « Il a un regard très particulier, admet Michel Patris, expert psychiatre, qui a examiné Pierre Bodein dans les années 1970. Un regard clair et vide, des yeux effrayants de fauve... Ce regard m'a beaucoup frappé. Comme... inhumain. » « Il n'est pas inhumain, corrige Corinne Acker, psychologue qui l'a examiné pendant presque 20 heures entre août et novembre 2005. Dire que quelqu'un est inhumain, on en fait quoi alors ? Même plus la peine de mort puisque la peine de mort est destinée aux humains. » 


Humain, Diable ? Ce décalage crée aussi la peur. « Pierre Bodein est un individu effrayant dans le sens où, si vous le croisez, vous avez l'impression que c'est monsieur tout le monde », s'étonne Philippe Kempf, le conseil de la famille Kegelin. Et Olivier Vogel de se souvenir d'un homme « poursuivi pour avoir violé, séquestré, dépecé des gamines et qui, (pendant le procès) parle des lapins qui sont dans la luzerne les matins, des chevreuils qu'il a pu braconner... » 

Un nom tabou

La peur est toujours dans les villages où Pierre Bodein a sévi. Et prend différentes formes. Un nom tabou qu'on ne prononce plus. Ou des inquiétudes exprimées sans détour. « Il a encore de la famille ici, je ne veux pas qu'on m'embête avec ça », dira un témoin tout en demandant l'anonymat pour son témoignage. « Je ne veux rien dire, je ne veux pas que Bodein m'attaque sur mes propos », dira un autre. Alain Ferry, maire de Wisches et ancien député de la vallée de la Bruche, s'étonne de ne plus voir personne faire du stop dans sa commune : « On m'a dit : c'est trop dangereux. » Certaines écoles ont mis en place des mesures de sécurité toujours présentes, comme le fait d'embaucher des surveillants pour accompagner les enfants qui attendent le bus.


Reste la grande question de sa date de sortie, sur toutes les lèvres. « J'ai lu, je crois que c'est l'année dernière, que la libération de Bodein sera en 2015, s'inquiète Clarisse Koell, ex-compagne de Georges Delmotte, qui hébergeait Pierre Bodein après sa libération conditionnelle. Pour moi, il ne devrait pas sortir du tout. Parce que vous avez beau dire : "oui, mais il sortira quand il aura 80 ou 90 ans", il y en a quand même qui reprennent leurs viols à cet âge, en se disant "bon, il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre, alors pourquoi pas continuer". Alors... J'espère qu'il ne sortira pas de sitôt. » 

                                                                                                              Florence Stollesteiner 

Extraits des cahiers de notes d'Olivier Vogel ©Olivier Mougeot/Cuej


Kegelin,

une souffrance qui ne passe pas

La famille Kegelin le répète depuis bientôt dix ans. La principale des souffrances qu'ils ont eu à supporter « n'a pas été la perte d'un enfant, d'une petite sœur. La principale des souffrances, c'est celle qui nous a été infligée par la société. » Les yeux d'un bleu glacial, le regard franc, aujourd'hui, Anne-Catherine Kegelin fait face. Elle avait 25 ans lorsque sa petite sœur lui a été arrachée, le 18 juin 2004. L'allure plutôt stricte, elle semble stressée. S'adresser à la presse n'est pas dans ses habitudes. Elle ne parlera pas des conséquences psychologiques de ce drame affreux. Elle ne s'épanchera pas sur ses émotions ou ses sentiments. Elle n'acceptera aucune question. À demi-mots, elle avouera que depuis l'affaire, elle est malade, tous les ans, au mois de juin. C'est tout. Car ce n'est pas l'objet de sa présence. Si elle a décidé de s'exprimer, c'est pour livrer les conclusions du drame qu'elle a vécu. 

Une décision incompréhensible

Aujourd'hui, le coupable est condamné et le temps a passé... Mais Anne-Catherine Kegelin n'a pas tourné la page : « Mon grand regret dans cette histoire c'est qu'on n'ait pas dissocié l'affaire Jeanne-Marie des deux autres affaires. » Pour elle, Pierre Bodein n'est pas l'unique responsable des sévices endurés par sa sœur. Elle n'est pas la seule à avoir ce doute.


Parce que le 18 juin 2004, des enfants d'Artolsheim auraient cru voir les Fuhrmann-Remetter, des Yéniches, autour du corps inerte de Jeanne-Marie. Parce que les médecins légistes ont émis des doutes quant au fait qu'une seule personne ait pu infliger de telles blessures sur le corps meurtri de l'enfant. Parce que 21 personnes ont été mises en examen, et que parmi elles, certaines ont fait des aveux aux gendarmes. Et parce que, finalement, après trois mois de procès, la justice a reconnu Pierre Bodein comme seul coupable du meurtre de Jeanne-Marie. Comme pour Julie, comme pour Edwige, qui ont été tuées alors que plusieurs membres des familles Fuhrmann-Remetter avaient déjà été arrêtés.

L'abbé Gouyaud officie à l'Église Saint-Louis de Strasbourg. Il connait la famille Kegelin depuis trente ans, des fidèles de sa paroisse ©Luc Sorgius/Cuej

Avec ce verdict, il y a désormais une vérité judiciaire connue et qui fait que les Fuhrmann-Remetter sont libres. Mais pour Anne-Catherine Kegelin, « une vérité judiciaire n'est pas forcément la vérité », et pour le reste de la famille, cette décision est incompréhensible. Le père Gouyaud connait bien la famille Kegelin, fidèles de sa paroisse, qu'il a accompagnés dans toutes les étapes de leur foi. Pour lui « la justice humaine est faillible » et dans le cas de l'affaire Jeanne-Marie, « des questions restent ouvertes » déclare-t-il. Maitre Kempf, conseiller des Kegelin, reconnaît que la volte-face de la justice sur le cas des Yéniches n'a pas été acceptée par ses clients. Pour eux, pas de doute, ces « gitans » comme ils les appellent, sont coupables. Alors leur acquittement n'est pas facile à accepter, même dix ans après. Selon Maître de Saint-Just, avocat de la famille à l'époque des faits, la décision du tribunal est un échec monumental : « Ceux qui ont, par leur esprit, par leur politique et par leur abstention, permis la mort de Jeanne-Marie Kegelin sont beaucoup plus responsables que Pierre Bodein. »


Dans le viseur, tous les acteurs de la société qui ont nourri la souffrance de cette famille de Rhinau. Anne-Catherine Kegelin dénonce une justice laxiste et s'en prend aux avocats « dont l'objectif est d'innocenter à tout prix le client, mais à n'importe quel prix et surtout à celui du mensonge ». Au procureur Legras qui avait déclaré devant l'assemblée « des gens dangereux, on en relâche tous les jours ! » Aux journalistes enfin, « acquis à la défense » et « payés pour orienter l'opinion ». D'ailleurs, la jeune femme le reconnaît volontiers : « Que je vous parle aujourd'hui relève du miracle parce que franchement les journalistes... Moins je les vois, mieux je me porte » lâche-t-elle. 

Le ton de la révolte

Avec le temps, la colère d'Anne-Catherine Kegelin envers les avocats, les juges et les journalistes, ne faiblit pas. Un traumatisme pour cette jeune femme qui a la certitude que les acteurs du procès travaillaient au service du mensonge. Qu'ils collaboraient avec un système qu'elle rejette. Difficile à admettre lorsque l'on est élevé, comme elle, à ne jamais mentir : « L'obsession de la vérité, c'est la valeur que je souhaite défendre, mais dans le monde d'aujourd'hui, vous en payez le prix. » Il y a le ton de la révolte aussi : « Vous pouvez le dire. J'assume ». Les huit enfants des Kegelin ont été élevés dans une famille croyante, catholique traditionaliste. Louis-Dominique, un des trois garçons de la fratrie, a choisi de devenir prêtre. D'autres, comme Jeanne-Marie, étaient scolarisés à la maison. Une vie isolée. Durant le procès, la famille renoue avec la société dans un contexte d'une violence inouïe.


Depuis la disparition de sa sœur, le discours d'Anne-Catherine Kegelin est devenu plus extrême. Un sourire s'invite parfois sur son visage triste. Il ne reste jamais bien longtemps. Elle s'agace lorsque le thème de la peine de mort est abordé : « Elle existe, la peine de mort en France. Elle existe pour les victimes... Il vaut mieux être le tueur que le tué », s'insurge-t-elle. Le père Gouyaud tempère. Oui, la question de la peine de mort peut se poser « mais pas dans un contexte dramatique. Sinon, cela relève du passionnel et une sentence judiciaire ne doit pas relever du passionnel ».


Parce qu'elle a vécu un drame digne d'un film et qu'elle n'en a jamais maitrisé le scénario, la jeune femme a le sentiment que c'est elle qui est condamnée à perpétuité. Un mauvais film qui hante aussi l'abbé Gouyaud : « Je suis cinéphile, mais quand cela parle des disparitions d'enfants, je ne peux plus regarder, je pars, je ne reste pas. »

Anne-Catherine Kegelin s'interroge et cite Clemenceau: « Ce n'est pas en parlant qu'on change un tas de choses, c'est en se sacrifiant. » Elle payera toute sa vie. 

La foi pour affronter la vie 

Lorsque le père Gouyaud apprend la disparition de l'enfant, c'est le soir de la fête du Sacré-Cœur. De Jeanne-Marie, il garde le souvenir d'une enfant « qui était pieuse, qui était droite, qui était souriante, qui avait une joie de vivre et en même temps une certaine maturité spirituelle pour son âge ». La nouvelle l'a bouleversé.

À l'époque des faits, l'abbé tente de tenir sa place auprès de la famille Kegelin et des fidèles. « Je me devais de montrer que le Dieu auquel nous croyons n'est pas un Dieu qui veut le mal. Que ce qui s'est passé est sans doute permis par la Providence mais n'est pas voulu par elle. » explique-t-il. La foi a aidé la famille à surmonter cette épreuve. Pourquoi une telle tragédie a pu avoir lieu ? L'ecclésiastique admet : « Je peux situer le mystère mais je ne peux pas le réduire. » L'Église n'a pas réponse a tout.


Aujourd'hui, après la peine et la colère, c'est le temps de la mémoire. « Une mémoire douloureuse et en même temps une mémoire d'espérance », selon le père Gouyaud. Car depuis sa disparition, Jeanne-Marie est devenue l'objet d'une vénération pour de nombreux croyants. Anonymes ou proches, beaucoup la considèrent comme une sainte et souhaitent sa béatification. Pour l’ecclésiastique, elle est un martyr qui a participé « à la passion rédemptrice du Christ ». Et les hommages sont nombreux : certains se manifestent sur les réseaux sociaux pour l'intercession de Jeanne-Marie, d'autres font graver son nom sur la cloche de l'église Saint-Étienne de Mulhouse ou affichent des photos d'elle dans les petites chapelles de la vallée. Il n'est pas question de tourner la page, « on assume dans la foi et dans la prière... On regarde la croix de Jésus. On essaye de trouver un sens » confie l'abbé. Mais la plaie ne se refermera jamais. 


Ce 24 décembre 2013, la famille Kegelin se rendra dans l'église du père Gouyaud. À minuit, il célèbrera la messe pour Jeanne-Marie. Comme tous les ans, depuis 2004.

                                                                                                                       Julia Ganansia 

Les paroissiens de l'église Saint-Étienne de Mulhouse voulaient rendre hommage à Jeanne-Marie. Cette citation a été gravée sur la cloche en sa mémoire 
©capture d'écran Le Furet Mulhousien


Vallée, une douleur discrète

Enroulée dans une longue écharpe blanche en laine, Gabrielle Vallée exprime sa douleur, la voix remplie d'émotion. La douleur d'une femme qui a perdu une de ses deux sœurs il y a près de dix ans. « On n'en parle pas dans la famille. Nous ne montrons pas beaucoup nos sentiments », affirme-t-elle.


Des trois victimes, Edwige Vallée est la moins connue et la moins médiatisée. Une femme de 38 ans, issue d'une famille originaire d'Obernai, handicapée à la suite d'un accident de travail, mère d'une petite fille âgée de 4 ans au moment des faits. Une allure juvénile qui explique la mauvaise rencontre avec Pierre Bodein le soir de la fête de la musique.


Depuis ce funeste 21 juin 2004, les Vallée se reconstruisent dans l'intimité du cocon familial. L'ancien conjoint d'Edwige, Philippe Bindreiff, n'a gardé aucun contact avec eux : « Ils étaient dans leur douleur à eux. J'étais tout seul, j'étais paumé. »


« Je recommence tout doucement à vivre maintenant. Ça fait seulement quelques mois », confie Gabrielle Vallée, aujourd'hui vendeuse dans un magasin d'outillage à Geispolsheim. Quand le prénom de sa sœur ressurgit, sa parole se libère : « Je revois la photo du visage de ma sœur sur la table d'autopsie. Mais il faut avancer, on ne peut pas vivre toute sa vie avec des cachets et s'apitoyer sur son sort. » Moins d'un an après le début de l'instruction, le père de Gabrielle Vallée décède d'une maladie rénale. « Je pense que c'est lié et qu'il s'est laissé partir », avoue-t-elle.

« Noyé dans l'émotion » 

Face à cette nouvelle épreuve, la famille reste fidèle à sa ligne de conduite. Ni éclats de voix, ni revendications médiatiques, les Vallée comprennent que les meurtres et les mutilations des deux petites filles, Jeanne-Marie et Julie, aient eu plus d'impact dans l'opinion que la disparition d'Edwige. « Nous avons été moins sollicités par les médias que les autres familles. Edwige était une adulte, ce n'est pas pareil que deux enfants », reconnaît la sœur de la victime. 

Edwige Vallée et sa fille vivaient ensemble dans un appartement HLM d'Obernai ©Caroline Anfossi/Cuej

Un temps, la famille est sortie de son silence pour demander une plaque en hommage à leur fille dans le village d'Hindisheim, sur les lieux de la découverte du corps. « J'ai refusé, pour ne pas en faire un lieu de pélerinage. Cette jeune femme ne faisait pas partie du village. Elle a une tombe. J'ai dit à la famille : "Vous savez où vous recueillir "», soutient Jean-Michel Galea, le maire de la commune. 


Gabrielle Vallée regrette que les trois affaires aient été jugées lors d'un seul et même procès. « Il aurait fallu faire deux procès : un pour les petites filles, et un pour Edwige. On a été un peu noyés dans l'émotion qu'ont suscitée ces deux autres affaires. »


Dans cette tempête, cette famille alsacienne a trouvé une bouée à laquelle s'accrocher. Depuis le début de l'affaire, Maître Friederich accompagne les Vallée : « C'est une famille qui a su rester soudée dans la douleur, pour ne pas en faire un sur-drame en se déchirant. » L'avocat strasbourgeois se rappelle des larmes versées par la famille lors de l'annonce du verdict. « Pour eux, justice avait été rendue, ils avaient l'impression d'avoir été entendus. »

 Chaque année, Arnaud Friederich reprend contact avec la famille Vallée ©Olivier Mougeot/Cuej

Un mystère à résoudre 

Lors du procès, l'attitude de la mère d'Edwige Vallée avait marqué Oliver Vogel, journaliste pour France Bleu Alsace : « Elle était tout à fait digne, elle avait déjà plus de 70 ans à l'époque. Tout le monde pouvait imaginer la peine de cette femme. » Pourtant la vieille dame ne s'épanche jamais sur ce drame qui a touché les siens. « Elle n'en parle pas, mais je suis sûre qu'elle y pense tous les jours », témoigne Gabrielle. Elle habite toujours Obernai, où sa petite-fille, âgée aujourd'hui de 14 ans, continue de lui rendre visite.


Un père absent, une mère disparue, l'adolescente est élevée par ses tantes et vit depuis un an chez Gabrielle. « C'est difficile pour elle. Je ne sais pas exactement ce qu'elle connaît de l'affaire, mais je lui dirai, c'est certain. »

Mais même pour Gabrielle, il reste un mystère à résoudre. « Pourquoi a-t-il fait ça ? Je n'ai toujours pas la réponse. » Le regard déterminé, elle assure vouloir rencontrer Pierre Bodein, sans jamais le nommer, « parce que pour moi, ce n'est personne ». Pour qu'enfin, peut-être, elle trouve la réponse à cette question qui la hante depuis une décennie. 

                                                                                                              Olivier Mougeot et Julien Ricotta 

Dix ans après, Maud Metzger ne peut s'empêcher d'éprouver une certaine culpabilité ©Caroline Anfossi/Cuej


Scharsch,

parler pour ne pas oublier

Dans les derniers jours de novembre, l'esprit de Noël s'immisce dans la vallée de la Bruche. Des guirlandes illuminées ornent les rues du centre-ville de Schirmeck. À la sortie de la commune, route de Barembach, une couronne de l’avent décore la porte d’entrée d’une grande maison blanche. C’est ici que Françoise Scharsch a grandi, au milieu d’une fratrie de sept enfants.


Aujourd’hui, les paires de chaussures de petite pointure sont encore disposées dans l’entrée, mais ce sont désormais celles de ses propres enfants : Hélène, Claire et Fabien, âgés respectivement de 22, 15, et 12 ans. La chaleur de la maison tranche avec la température extérieure, mais elle est à l'image de la maîtresse des lieux.


Dans le séjour où les derniers rayons de soleil de l’après-midi transpercent les rideaux, une grande table occupe l’espace central. Quelques photos de famille sont disposées avec parcimonie sur la commode en bois et le grand buffet accolés contre le mur. La décoration intérieure conserve la même sobriété depuis des années. Avec Françoise Scharsch, il n’y a pas de chichis. Et la discussion s’engage facilement. 


L'importance des mots

Il y a dix ans, l’importance des mots et la place de la parole ont pris un tout autre sens. Depuis ce vendredi 25 juin 2004, jour où sa fille Julie, alors âgée de 14 ans, a disparu après une promenade à vélo. La découverte du corps dans un cours d’eau de Nothalten le 3 juillet, et les circonstances dans lesquelles la jeune fille a été tuée, ont provoqué un sentiment de terreur, de détresse et de colère chez les membres de sa famille et les habitants de la vallée.

Françoise Scharsch éprouve très rapidement le besoin d'agir. Avant même le premier procès en 2007, elle décide d'apparaître sur la place publique. « J’ai pris le choix de partager et d’informer, explique t-elle. Cela a toujours été important d’en parler. C’est une manière de ne pas l’oublier, pour qu’elle continue à exister en fin de compte. »

Sa volonté de témoigner et d’échanger contraste avec la discrétion de son époux, Jean-Claude, et de ses enfants. « Comme je parle beaucoup, peut-être qu’eux n’ont pas besoin de parler. Si je me taisais, peut-être qu’eux parleraient. Je n’en sais rien. » 

 La maison des Scharsch à Schirmeck est une propriété familiale à laquelle est attachée la mère de famille 
©Caroline Anfossi/Cuej

A la fin de l’année 2004, l’association Fondation Julie est créée. C’est un ami de la famille, Frédéric Bierry, qui lance l’idée. Pour Françoise Scharsch, cette initiative intervient comme un catalyseur social. Elle la soulage de cette empathie presque dévorante manifestée par l’opinion publique. « De toute façon, il fallait faire quelque chose. Ne serait-ce que pour les dons d’argent. On nous a donné énormément d’argent. Qu’est ce que vous voulez que je fasse de tout cet argent ? Les gens ont besoin de faire quelque chose, de donner de l’argent ou de marcher. Avec l’association, c’était une façon de canaliser cet engouement et ce besoin de participer, de soutenir. »


La mère de famille est à la fois touchée par l’immense vague de soutien et ensevelie par le poids du message à porter. L'association Fondation Julie officialise sa parole. Elle lui permet aussi d’agir concrètement et de questionner la législation actuelle. Son cheval de bataille : le traitement des auteurs de meurtre accompagné de viol et de torture.

Cette persévérance est aussi insufflée par l'environnement extérieur. De nombreuses personnes la questionnent sur les actions menées par l'association. Le 28 juin 2014, une marche sera organisée pour commémorer les dix ans de la disparition de Julie. « Cela répond à une sollicitation. Sinon, tout le monde me demandera : "mais pourquoi, mais pourquoi, mais pourquoi ?"» Dès le début, le deuil familial a glissé dans la sphère publique. Dix ans après, l'opinion y reste toujours sensible. 

Panser la cicatrice 

 « Il faut que nous continuions à vivre », concède Françoise Scharsch. Dans le domicile familial, aucune sanctuarisation. Le chamboulement provoqué par les événements s'exprime au jour le jour, dans des situations concrètes. Françoise Scharsch est employée dans une banque. Lorsque qu'elle se lave les mains sur son lieu de travail, le souvenir de l'affaire ressurgit instantanément. Après avoir massacré sa fille, Pierre Bodein s'est rendu à l'hôpital de Sélestat et a dissimulé un couteau dans un distributeur de serviettes en papier. « Quand je tire une serviette, j'y pense. Je ne vous dis pas le nombre de fois où je vais me laver les mains dans la journée au travail ! Donc j'y pense tout le temps. Ça fait partie intégrante. Je ne peux pas dire qu'il y a un jour durant lequel je n'y pense pas. »


Une multitude de petites choses du quotidien, anodines pour une personne lambda, recouvrent pour elle une signification particulière : « Un mot parfois, juste un mot. "Pierre", le prénom "Pierre". "Louis Bodein", présentateur météo sur TF1 : je ne regarde pas. Cela fait tout de suite mal aux oreilles. Les blagues de mauvais goût qu'on entend parfois à la radio. Quand ils parlent de pédophilie. Je lisais un article : "Est ce qu'on peut rire de tout ?". Non, il y a des limites. » Le dégoût se lit dans ses yeux bleus d'ordinaire alertes.

Dans le salon de la famille Scharsch, quelques photos de Julie ont été ajoutées. Mais la famille ne souhaite pas en faire un lieu de sanctuarisation ©Luc Sorgius/Cuej

Dans la rue, lorsqu'elle croise des jeunes filles et des personnes à mobilité réduite, Françoise Scharsch se souvient. Elle pense à Julie. A Edwige aussi, une autre victime de Pierre Bodein qui se déplaçait avec une canne. Sa sensibilité à l'égard des personnes vulnérables s'est aiguisée depuis les événements. Ses habitudes et ses centres d'intérêt ont changé. « Il y a des choses toutes bêtes que je ne fais plus. Des choses que l'on mange, des choses qu'on avait, je n'achète plus. J'ai une horreur du tiramisu. Julie n'est pas là, donc il n'y en aura plus », lâche t-elle emplie d'émotions.


Avant que cette expérience ne bouleverse sa vie, Françoise Scharsch lisait des polars et des romans. « Mary Higgins Clarck, j'étais fan, mais je ne peux plus lire. C'est par rapport à la paranoïa. A force de lire ça, à tous les coins de rue, on voit quelqu'un de travers. J'ai du mal à trouver un centre d'intérêt. Ce que j'arrive à lire sans que cela ne me dérange, c'est la politique et l'économie. »


Au-delà de ce flot de rappels ponctuels et quotidiens, un autre sentiment se dessine en arrière-plan : la culpabilité. Profonde, lancinante et partagée. « Tout le monde se reproche quelque chose. Tout le monde vit avec, témoigne Françoise Scharsch après la visite de son frère. Il a très mal vécu l'histoire de Julie parce qu'il culpabilise en se disant que s'il ne lui avait jamais proposé de venir chez lui cette après-midi là, peut-être qu'elle ne serait jamais descendue jusque là-bas. Mais il n'y est pour rien. » Chacun porte ce qu'il estime être sa responsabilité. Maud Metzger était à vélo avec Julie ce funeste vendredi 25 juin. C'est la dernière personne à l'avoir vue avant son enlèvement. Cette posture d'épargnée par le sort pèse encore sur les épaules de la jeune femme, âgée aujourd'hui de 24 ans.

Ce sentiment de culpabilité dépasse même le cercle des proches. « Je me rappelle avoir eu un coup de fil de Madame Edith Schaaff, la maman de Karine. Karine est une jeune fille de 17 ans qui a été assassinée par Stéphane Krauth en 2001. Elle me disait : "C'est de ma faute. Parce que j'ai parlé, j'ai raconté comment Stéphane Krauth avait enlevé Karine. J'ai donné des idées à quelqu'un". »


Avec la disparition de sa fille, c'est le rapport de Françoise Scharsch à l'être humain et au monde qui s'est transformé : « Je ne pensais pas que ça pouvait arriver ce genre de choses. J'ai découvert l'autre jour le mot "misandrie", la peur de l'homme. Parfois dans la rue, certains physiques me font peur. »

Si elle estime désormais qu'il n'y a pas de limites à l'horreur, son jugement quant aux auteurs de ces crimes reste nuancé : « Ce ne sont pas des monstres. Ce sont des hommes, il ne faut pas l'oublier. C'est un homme, comme vous et moi. Il fait partie de notre société. Il faut essayer de trouver un moyen de gérer cette catégorie de personnes. » Dans sa voix, il n'y a jamais de colère. Seulement de l'incompréhension.


Françoise Scharsch compose avec sa souffrance quotidienne. Elle éprouve même une forme de soulagement quant au dénouement des faits : « On a de la chance. On sait où est Julie. On a un coupable, il a été jugé, il est emprisonné. Ça c'est énorme pour pouvoir vivre après. Je n'arrive pas à concevoir de pouvoir continuer à vivre sans savoir ce qu'elle serait devenue. »

 Françoise Scharsch et « la maman de Julie » 

La disparition de Julie a laissé des traces bien au-delà de la route de Barembach à Schirmeck. La vallée de la Bruche toute entière a été bouleversée par ce drame. « J'ai passé toute mon enfance à Schirmeck », explique Françoise Scharsch. « Mon papa et ma maman étaient enseignants à Schirmeck, et mon mari vient de Rothau. On est vraiment ancrés dans la vallée. » Ce qui a changé depuis dix ans, c'est le regard que portent les habitants de la vallée sur elle : « Je pense qu'ils n'ont pas oublié Julie. Je pense que quand les gens me croisent, ils pensent à Julie. Je ne suis plus Françoise Scharsch, je suis la maman de Julie. Ce n'était pas évident. »


Il a fallu un épisode politique controversé pour que les gens aient une image différente d'elle : les élections cantonales de 2011, qu'elle évoque avec humour : « Je me suis présentée avec Gérard Douvier (candidat socialiste), qui n'est pas du même bord que son opposant Frédéric Bierry (UMP). Ce dernier a été très présent auprès de nous pendant l'affaire et les gens n'ont pas bien compris que j'aille avec son ennemi juré. Mais bon, mes idées politiques sont ce qu'elles sont. J'étais la traître. Certaines personnes au moment de la campagne me regardaient un petit peu de travers. Et cela me faisait du bien ! » 

Depuis le décès de sa fille, Françoise Scharsch suit la rubrique fait-divers avec attention ©Caroline Anfossi/Cuej

Pour Françoise Scharsch, s'engager est une manière d'afficher sa couleur politique : « Avec ce qui s'est passé, on pouvait penser que je sois de droite voire d'extrême droite. Mais non, pas du tout, je suis de gauche. Et peut être même d'extrême gauche ! » Son combat lui a permis de rencontrer les familles d'autres victimes, dans des colloques ou des séminaires sur des questions de justice. Entre douleur et partage. Des personnes qu'elle n'aurait jamais rencontrées autrement. Comme Colette et Jean-Pierre Leroy, les parents d'une victime de Michel Fourniret. Ils sont venus au procès de Pierre Bodein en 2007. Quand elle parle de ses compagnons d'infortune, elle évoque une « famille ». « On sait qu'on sera compris, on se sent en confiance. On n'a pas peur de dire quelque chose de travers. »


D'autres personnes se sont éloignées au fil du temps. Par pudeur et par respect. C'est le cas de Maud, l'amie de Julie. Dix ans après les faits, elle éprouve toujours des difficultés à aller vers Françoise Scharsch. « J'ai déjà eu l'occasion de lui parler, notamment après les procès, raconte la jeune femme. Mais cela a toujours été difficile pour moi. Difficile d'en parler parce que voilà, c'est sa fille... » La peur d'évoquer des souvenirs difficiles, de mal dire les choses. Des deux côtés. « Il y a toujours eu cet aspect où l'on n'arrive pas à savoir comment rentrer en contact, parce que cela nous a touchées toutes les deux différemment. Mais je pense honnêtement que ce sera toujours comme cela. » 

« Faire la part des choses » 

Julie a trois autres frères et sœurs. Pour Jean-Louis Renaudin, proche de la famille Scharsch, ce sont eux, les enfants, qui ont permis à Françoise et à son mari de tenir : « Quand on lui posait la question, comment elle faisait pour tenir, Françoise avait cette réponse : “J'ai encore trois enfants, je dois être là pour eux aussi". »  La peur de revivre un drame de cette ampleur est immense. « La règle est la même. 18h30, c'est à la maison. En revanche, j'ai tout de suite des idées noires quand il y a du retard... , souffle Françoise Scharsch avec une vive émotion. Je m'efforce de les laisser vivre leur vie, mais je n'y arrive pas totalement. » Lorsqu'ils sont seuls à la maison, les enfants ont interdiction d'ouvrir à quiconque. Et dès que la nuit tombe, ordre est donné de fermer les volets : « Nous avons un système pour désactiver la sonnette, pour ne pas qu'ils l'entendent. » Ne pas se laisser envahir par « les idées noires ». Pour Françoise Scharsch, le combat est quotidien : « Les préserver c'est une chose, mais il ne faut pas non plus nuire à leur épanouissement. »


Dans ce travail, elle peut compter sur l'aide de son mari : « Franchement, j'ai de la chance. J'ai un mari très gentil et très attentionné, disponible pour moi comme pour les enfants. Les enfants grandissent apparemment bien. Je crois qu'on tire bien notre épingle du jeu. » Fabien, le petit dernier de la famille, avait trois ans au moment de la disparition de Julie. Son unique souvenir d'elle : « Quand il se disputait le fauteuil avec sa grande sœur. » Aujourd'hui, le garçon est d'un naturel jovial. « C'en est un qui veut toujours faire rigoler, qui sourit tout le temps, évoque sa mère avec tendresse. Maintenant, il l'aurait peut-être été aussi si rien ne s'était passé. Il ne faut pas non plus tout ramener à cela. Il faut faire la part des choses. » 

                                                                                                                 Caroline Anfossi et Luc Sorgius 

Philippe Bindreiff, compagnon d'Edwige Vallée au moment des faits ©Caroline Anfossi/Cuej


Face à soi 

Thor, Spiderman, les Avengers. Toute la panoplie des super-héros Marvel trônent sur les murs du salon de cet appartement d'une jolie copropriété de Bischheim. Philippe Bindreiff porte lui aussi le masque : celui d'un chef d'entreprise au visage émacié, sûr de lui, affable, et qui, derrière ses lunettes, dissimule une profonde douleur. Celle d'un homme accusé à tort du meurtre d'Edwige Vallée, sa compagne jusqu'à ce jour funeste du 21 juin 2004. Interrogé pendant plus de trente heures en garde-à-vue, il apprend le décès brutal de son amie lors de son audition par les gendarmes. « On est bouleversé et on se prend une ribambelle de questions... D'ordre d'emploi du temps, à devoir se rappeler à la milli-seconde près où on était, ce qu'on a fait, et pourquoi, et comment. » Considéré comme principal suspect par les enquêteurs, l'homme en ressort totalement blanchi, mais meurtri. Pendant neuf mois, l'appartement qu'il partageait avec Edwige est placé sous scellé. « C'était vraiment l'histoire la plus dure de toute ma vie. En train de me faire montrer du doigt, de me faire traiter comme la plus grosse merde du monde », lance-t-il le cœur lourd.


Dix ans après, Phillipe Bindreiff garde une rancune tenace envers la justice et ses représentants : « Ce n'est pas une justice pour les humains. On n'a aucune valeur, on est un bout de viande. » Seul, à la sortie de sa garde-à-vue, lâché par sa famille et la plupart de ses amis, l'homme, âgé aujourd'hui de 47 ans, ne s'est jamais vu proposer l'aide d'un médecin ou d'un psychologue. Peu habitué à évoquer le sujet, il parle pour la première fois à des journalistes : « C'est le psy que j'ai pas eu pendant dix ans », remarque-t-il calmement. Il n'a pu compter que sur lui-même et sur deux amis restés fidèles pour se reconstruire.

Culpabilité 

Maud Metzger, elle, aurait pu bénéficier d'une assistance psychologique, mais l'a écartée. « Sur le moment, je n'avais pas envie de m'étendre sur le sujet. C'est resté dans le cocon familial, je sentais que mes parents étaient présents. Maintenant avec le recul, je pense que ça aurait été utile », témoigne la jeune femme de 24 ans, aujourd'hui étudiante à l'Institut social supérieur de Mulhouse. Dernière personne à avoir vu Julie Scharsch en vie, Maud Metzger repense souvent à ce 25 juin 2004. Ce jour-là, les deux amies, alors âgées de 14 ans, étaient allées faire un tour à vélo aux alentours de Schirmeck : « Pourquoi elle, et pas moi ? Ça se posait, ça se pose encore, et ça se posera toujours je pense... »


Un sentiment de culpabilité partagé par Thomas Labanca, un autre ami de Julie. « Cet après-midi là, j'avais prévu de lui proposer d'aller jouer au tennis. Bon, elle n'était pas là, elle était chez sa copine. Des fois j'y pense. Finalement, si on avait joué ensemble, peut-être que ça ne serait pas arrivé », confie le jeune homme. Aujourd'hui assureur spécialisé dans les assurances vie, il repense peu à ce triste passé mais n'évite pas le sujet : « Je n'ai pas oublié mais ça ne m'a pas bloqué. »


Concernés au premier plan par l'affaire, ces amis proches ou ces témoins ont refusé une assistance psychologique ou n'en ont tout simplement pas reçu la proposition. Et ils ont dû apprendre à se reconstruire seuls, sans aide venue de l'extérieur. 

« Mon frangin est au courant... » 

Même idée, mais autre métaphore : « Il faut continuer à avancer. Mon frangin est au courant, ma mère est au courant, ma fille, mon ex, mais j'ai pas non plus emmerdé les gens avec ça », résume Richard Wolter. Ancien amant d'Edwige Vallée, il n'a jamais quitté le quartier HLM d'Obernai dans lequel ils se sont rencontrés à l'automne 2003. La fenêtre de son salon donne sur l'appartement qu'a occupé la victime, dans l'immeuble voisin. L'homme de 57 ans, actuellement au chômage, renchérit : « On ne peut pas se trimballer de la haine trop longtemps. Ce n'est pas bon. » Le temps s'est écoulé et, doucement, a fait son œuvre.


A Artolsheim, les traces du passé ont été effacées du paysage. La maison des membres de la famille Remetter, principaux coaccusés dans l'affaire Jeanne-Marie Kegelin avant d'être tous acquittés, a été rasée pour laisser la place à un coquet petit chalet. Robin Frantz habite à quelques encablures de là. Âgé de 7 ans à l'époque des faits, l'adolescent a aujourd'hui peu de souvenirs de son témoignage mettant en cause les Yéniches. Lui, comme de nombreux autres enfants du quartier, ont été entendus par la justice. « C'est vraiment quelque chose qu'on a oublié. Enfin, pas tous. Mais une grande partie », reconnaît-il. Pourtant, il est le seul jeune de ce petit village alsacien de 900 âmes à avoir accepté d'en reparler, dix ans après. 

« Devoir de souvenir »

En parler, au nom du « devoir de souvenir », dixit Thomas Labanca. En parler pour ne pas oublier. Comme Maud qui continue à se rendre régulièrement sur la tombe de son amie : « C'est symbolique, c'est pour moi, c'est pour lui parler. » Tout en prononçant ces paroles, la jeune femme ne se départit pas de son sourire. Elle a poursuivi son chemin et vit aujourd'hui avec son compagnon : « Je lui en ai pratiquement tout de suite parlé. Ce n'est plus quelque chose de difficile à dire maintenant. » L'étudiante, qui souhaite devenir assistante sociale, a fait part de cet épisode douloureux à son responsable de stage : « Je lui ai quand même mentionné la chose. Pour que si je suis confrontée à une situation qui me rappelle un petit peu ça, je puisse lui dire : là c'est trop, ou là je ne pourrai pas suivre cette famille. »


Meilleure amie, ex-compagnon, ancien camarade de classe, tous affirment ne plus y penser au quotidien. Mais des lieux, des dates font parfois resurgir ces instants tragiques et inoubliables. Même pour Philippe Bindreiff, qui se définit comme un solitaire capable de tout surmonter seul, ce qu'il appelle « un alpha », une date résonne cruellement : « Vous savez, Edwige a disparu le 21 juin, c'est le jour de la fête de la musique. C'est génial, c'est comme un anniversaire. C'est une date qui tombe, on peut pas oublier. Vous pensez que je vais encore à la fête de la musique ? » 

                                                                                                               Olivier Mougeot et Julien Ricotta 

2. Le malentendu