En Europe, les ventes de produits bio explosent. Victimes de leur succès, les agriculteurs tentent de s’adapter à un marché de plus en plus concurrentiel. Au risque d’adopter les logiques industrielles qu'ils refusaient jusqu'alors.
Le bio allemand, un business florissant
Alléchée par une demande en constante augmentation, la grande distribution propose aujourd’hui des produits bio à des tarifs très avantageux. C’est notamment le cas en Allemagne, où les enseignes de hard-discount occupent une place primordiale sur le marché.
L’Allemagne est aujourd’hui le premier marché bio en Europe. Avec plus de 10,4 milliards d’euros de chiffre d’affaires, la vente des produits issus de l’agriculture biologique y est prospère. Depuis que les grandes surfaces proposent des produits bio dans leurs rayons, plus de la moitié des ventes du secteur se fait au sein de la grande distribution. Pour satisfaire une demande croissante, les enseignes nouent des partenariats auprès de labels biologiques, avec une préoccupation centrale : assurer des prix bas pour leurs clients.
Facile d’accès et peu cher, le bio s’est démocratisé. Mais une pomme bio peut-elle coûter autant qu’une autre issue de l’agriculture intensive ? Selon Matthias Wolfschmidt, directeur de campagne de l’association de consommateur Foodwatch, c’est tout simplement impossible : « En vendant des produits si peu chers, les grandes surfaces donnent aux consommateurs l’illusion que le bio peut être produit à bas coût. Or c’est faux, si l’on respecte toutes les normes environnementales et salariales. »
Des agriculteurs dépendants de la grande distribution
Pour vendre leurs produits à bas prix, les supermarchés recourent à diverses techniques. La première consiste à commander d’énormes quantités de produits. « Dès 2006, la marque de supermarché Aldi s’est mise à acheter des centaines de tonnes de pommes de terre directement auprès de l’agriculteur, explique Matthias Wolfschmidt. En supprimant les intermédiaires, l’enseigne a réussi à faire baisser ses prix et peut proposer les mêmes pommes de terre bio qu’un magasin spécialisé, mais 10% moins cher. » Kerstin Erbe, gérante auprès du discounter Dm, confirme cette pratique : « La forte demande de produits dmBio nous conduit à commander d’importantes quantités. Cela nous permet par la suite de proposer nos produits à petits prix. » Si cette pratique permet de faire baisser les prix, elle augmente la dépendance des producteurs vis-à-vis de la grande distribution.
Des importations au coût social et écologique certain
Autre technique mise en avant par le hard-discount : l’importation de produits bio de l’étranger. Pommes de terre d’Égypte, tomates d’Espagne, pommes de Pologne : le transport de ces produits, qu’il soit maritime, fluvial ou routier, a un impact environnemental colossal. Alors que 30% des émissions mondiales de gaz à effet de serre sont dues à l’agriculture, l’usage de pesticides et le transport des denrées alimentaires sont les principales sources de pollution.
Ces importations posent problème au niveau environnemental mais aussi social, car c’est la faible rémunération des travailleurs qui permet de baisser les coûts de production. Selon Sarah Kuschel, responsable au syndicat agricole IGBAU, le recours à une main-d’œuvre peu onéreuse doit également être examiné en Allemagne, et notamment pour le bio : « Encore trop de saisonniers, qui travaillent dans la récolte de fraises ou d’asperges, ne sont pas payés correctement. Dans l’agriculture bio, la situation n’est pas meilleure. »
Malgré l’instauration d’un salaire minimum en 2016, des entreprises continuent à sous-payer leurs salariés, en fraudant la loi. « Parmi les 500 000 travailleurs agricoles en Allemagne, 300 000 sont des travailleurs saisonniers. Beaucoup d’entre eux viennent de Roumanie, de Bulgarie, de Pologne ou de Slovaquie », explique Sarah Kuschel.
Partenariat avec le hard-discount : la colère des agriculteurs bio
Mainmise de la grande distribution sur la production, importations, conditions salariales précaires : on est bien loin des valeurs éthiques et environnementales de l’agriculture biologique traditionnelle. Alors que le label bio Demeter a longtemps refusé de coopérer avec la grande distribution, il a entamé en 2016 un partenariat avec l’enseigne de hard-discount Dm.
Labellisée Demeter depuis ses débuts, la ferme Brodowin fournit désormais plusieurs discounters. / Lucie Duboua-Lorsch
Aujourd’hui, Demeter défend sa décision. Susanne Kiebler, chargée de presse auprès du label, justifie ce partenariat : « De manière générale, nous refusons toujours la coopération avec des discounters. Nous ne coopérons qu’avec certains commerces de détail, comme Edeka, Tegut, Globus et Dm, à condition que ceux-ci proposent une certaine quantité de produits bio ou des formations spécialisées pour leur personnel. »
De nombreux exploitants agricoles détenteurs du label Demeter, se sont montrés mécontents à l’annonce de ce partenariat. C’est le cas à la ferme Brodowin, la plus grande exploitation Demeter d’Allemagne. « On a eu très peur de ne pas réussir à répondre à la demande ou que le label perde en qualité, explique Franziska Rutscher, porte-parole de la ferme Brodowin. En plaçant nos produits au sein d’enseignes vendant du low-cost on a bien conscience de les soutenir. Alors qu’ils représentent tout ce contre quoi on s’est toujours battu. »
Face à une demande de plus en plus importante, les dirigeants de Brodowin se sont résignés au partenariat avec les discounters. « La concurrence est rude, déplore Franziska Rutscher. Nous devons à la fois respecter un certain nombre de normes. Mais aussi atteindre notre clientèle. Et ça, ça ne peut se faire qu’avec la grande distribution. »
Pour la ferme Brodowin, un partenariat sensible mais indispensable
Lucie Duboua-Lorsch, Sarah Hofmeier et Christina Molle
Lucie Duboua-Lorsch, Sarah Hofmeier et Christina Molle, en Allemagne